vendredi 31 mai 2019

LE PLANCHER DE JOACHIM






Sous-titre : "L'histoire retrouvée d'un village français".
Auteur : JACQUES-OLIVIER BOURDON
Editions :Belin / Gallimard  Folio histoire -2017/ 2019 -233 pages.


Il était une fois, un petit château - le château de Picomtal - à flanc de montagne, juste au-dessus du village de Crots dans les Hautes-Alpes, qui, bâti au XIV ème siècle et souvent remanié, se trouve à vendre, en cette toute fin du XX ème siècle.

Au même moment, Jacques et Sharron Peureux un couple franco-américain qui cherche à s'établir dans la région, en fait l'acquisition et décide de le réhabiliter, en respectant au maximum son dernier état. Les travaux sont lourds et les parquets notamment ont grand besoin d'être changés.

Se mettant au travail, les ouvriers enlèvent les précédentes lattes et à la surprise générale, découvrent sous soixante-douze d'entre-elles, des textes écrits avec son crayon de menuisier, par  Joachim Martin, qui les a posées lors d'une précédente réhabilitation, dans les années 1880.

S'adressant à celui qu'il imagine les découvrir dans un temps fort lointain, il y raconte, la vie de son village et la sienne, avec une verve et une franchise peu communes, que lui permet la certitude de ne jamais être lu de son vivant.

Quelques années plus tard, un historien,  spécialisé dans l'histoire du XIX ème siècle, s'arrête au château qui propose des chambres d'hôtes.
Les propriétaires, qui aiment partager l'histoire du lieu, lui montrent ce trésor...


Le château de Picomtal. Crots. Hautes-Alpes.


Voici  donc comment ce livre a pu voir le jour, et comment, de la même façon, notre menuisier qui ne voulait pas être oublié, reprend vie,  apportant aux historiens un matériau exceptionnel, aux béotiens locaux ou de passage le plaisir de mieux connaître ce village, et aux habitants du lieu, ce léger frisson, que ne manque pas de provoquer la mise au jour de secrets, pendant longtemps bien cachés.

Se saisissant de ce matériau rare et pour le moins original, Jacques-Olivier Blondel, nous propose, au-delà d'une description d'un village haut-alpin en cette fin de XIXème siècle et de l'histoire de son plus évident patrimoine, un aperçu de ce petit Clochemerle, où les tensions privées et publiques s'entrecroisent et se multiplient, d'autant plus que la période est riche en changements de régimes : royauté, empire, république... sans oublier les querelles religieuses, qu'alimente avec force, la personnalité contestable et contestée d'un curé trop curieux quant à la vie privée de ses ouailles, surtout féminines, dont il apprécie, semble-t-il un peu trop la proximité.

C'est l'occasion également pour l'auteur d'approcher la personnalité de ce Joachim Martin, frustré, certes, par une réussite plus que limitée, mais homme curieux, intéressé par tout ce qui se passe dans son environnement aussi proche que lointain, qui apprécie  l'histoire dont il discute avec son client châtelain, le dessin et la peinture que pratique l'épouse de celui-ci,  et qui joue du violon lors des fêtes de village se considérant comme le meilleur ménétrier du coin.
Une vie de labeur commencée tôt auprès de son père, qui le voit conjuguer une double vie de menuisier et dans une moindre part d'agriculteur, élever quatre enfants,  dont  un rendu borgne par les soins du curé "occuliste", s'intéresser à la chose politique, sans oublier de fréquenter la confrérie des Pénitents-Noirs, où se retrouvent les hommes les plus éminents du village.

Une vie dont le plaisir n'est pas absent non plus que ce soient ceux de la bouteille, qu'il reconnaît un peu trop apprécier ou ceux que procurent la gent féminine dont il reconnait volontiers les attraits.



L'androne des Estables où vécut Joachim Martin Crots. Hautes-Alpes


Bien sûr, ceux qui comme moi pratiquent en voisins ce village, prendront à la lecture de ce livre un plaisir tout particulier.
Le charme de la proximité en moins, les  curieux d'histoire y trouveront leur compte également,  car la vie des modestes et beaucoup moins connue que celle des puissants, comme tous ceux que travaille l'envie d'écrire sur leur famille ou leur village. 

En griffonnant sur ces planches, Joachim Martin espérait être lu par l'un de ses successeurs sans jamais imaginer que la reconnaissance qu'il pourrait ainsi acquérir, soit d'une telle envergure (une émission de télévision, en plus de ce livre lui a été également consacrée).

L'histoire n'est d'ailleurs peut-être pas terminée. Les parquets du château n'ont pas tous été encore rénovés, pas plus que ceux des nombreuses maisons où il a également travaillé.

Sans souhaiter la mise à mal de toutes les vieilles maisons du village, on peut donc espérer une suite...


La fontaine en face de l'église. Crots. Hautes-Alpes.


vendredi 24 mai 2019

LA SONATE A BRIDGETOWER ( Sonata Mulatticca)




Auteur : EMMANUEL DONGALA
Editions : Actes Sud Babel - 2017 - 425 pages

Trois lieux : Paris, Londres et Vienne ; une époque charnière entre deux siècles : 1789-1803 ;
deux personnages principaux unis par les liens du sang : un père et son fils, jeune violoniste talentueux ;  une foultitude de personnages secondaires plus célèbres les uns que les autres : l'ombre de Mozart, Haydn, Haendel et Beethoven, pour ne citer que les musiciens ; trois thèmes essentiels :  la musique,  l'esclavage et la condition des Noirs en Europe, sans oublier la révolution française, dont des épisodes majeurs sont vécus "en direct".
Ainsi peut-on résumer, si l'on veut faire bref, ce  roman aussi foisonnant  que sa superbe couverture, qui, de fait, est une biographie partielle et romancée de la vie d'un jeune "Maure", comme on disait alors, George  Bridgetower, enfant prodige du violon, qui deviendra l'un des violonistes les plus connus d'Europe, et auquel Beethoven dédiera une sonate pour piano et violon, connue aujourd'hui, pour des raisons peu flatteuses pour un si grand homme, de "Sonate à Kreutzer".


George Polgreen  Bridgetower  -  1780-1860   - Source : une-autrehistoire.org


Il a fallu certainement bien du courage à Emmanuel Dongala, pour écrire  cet ouvrage, lui qui, de son propre aveu, était,  avant de se lancer dans ce travail colossal, un "véritable béotien en musique dite "classique"".

Mais le résultat est là et c'est avec un très grand plaisir que l'on découvre l'histoire de ce jeune garçon de neuf ans, poussé pour ne pas dire exploité par son père Fredercik de Augustus, un grand et bel homme "à la peau si sombre", petit-fils d'esclave né à La Barbade, devenu après une enfance tumultueuse,"officier de la cour du prince Esterhazy", et qui n'hésite pas, pour ouvrir les portes du grand monde à son fils, à se présenter  en tant que "prince d'Abyssinie". Car il faut que George, se fasse connaître dans les plus prestigieuses salles de concert et auprès des mécènes les plus généreux. Pour lui, bien sûr, mais aussi pour son père, dont le penchant pour le luxe et les jeux d'argent, nécessite des fonds toujours renouvelés, sans parler de son besoin d'affirmation d'homme Noir et libre, au milieu de l'élite des Blancs.

C'est l'occasion, pour l'auteur de nous faire découvrir,  au delà de la vie trépidante des grandes capitales européennes et de l'agitation d'un monde en pleine mutation, la vie musicale, si différente d'une capitale à l'autre : artistes de génie qui se plient ou non aux volontés de leurs protecteurs,  fragilité des egos, souvent surdimensionnés, servilité plus ou moins obligée pour obtenir l'appui d'un directeur de salle de concert ou mieux d'un prince influant, choix des programmes dont la composition nécessite de vrais talents diplomatiques, attitudes du public ici et là, parfois déconcertantes.


Pietro Longhi. "Un concert au XVIIIe siècle" (détails)

Mais le souvenir de l'esclavage n'est jamais loin non plus dans l'esprit de Frédérick de Augustus, alors que George en ignore encore tout.  L'occasion pour l'auteur, d'en rappeler les formes multiples, dont certaines oubliées qu'il juge "pire peut-être sous certains aspects", castration et infanticides.


La traite arabo-musulmane. Source : Breizinfo.com

Dernier aspect, tout aussi intéressant, celui du statut de tous ces hommes Noirs ou "Maures", qui se pensent acceptés, parce qu'ils vivent près d'un puissant, qu'ils parlent plusieurs langues de cette Europe qui les accueillent pour leurs talents... jusqu'à un certain point  et qui découvrent un jour ce qu'ils pensaient ne jamais devoir les concerner, un "cartouche" à porter pour ne pas être expulsé, ou leur devenir insupportable, une fois la mort venue.


Le Chevalier de Saint-Georges - 1745 ?-1799 - Source : classiquenews.com 

Malgré quelques légers grincements - il n'est pas toujours facile d'introduire dans un texte avec fluidité toutes les informations historiques qu'on souhaiterait y faire figurer -, la lecture de ce roman, reste un vrai plaisir : vivant, riche de beaux personnages et de situations passionnantes, émouvant parfois, c'est une lecture  (et une écoute) dont il serait bien dommage de se passer.

 

jeudi 16 mai 2019

CETTE CHOSE ETRANGE EN MOI






" La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karatas et l'histoire de ses amis,
et
Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par les yeux de nombreux personnages"

Titre original : "Kafamda Bir Tuhaflik" - 2014  -
Auteur : OHRAN PAMUK
Traduction : Valérie GAY-AKSOY
Editions : Gallimard Folio n°6614 -2017 - 807 pages.


Voici donc l'histoire d'une vie et celle d'une ville, intimement liées.

La vie c'est celle de Mevlut Karatas, jeune garçon de douze ans, qui, comme beaucoup de ses semblables, quitte son village d'Anatolie pour rejoindre son père et son oncle à Istanbul.
Eux-mêmes sont partis quelques temps plus tôt pour y gagner leur vie, en déambulant et vendant dans les rues de la ville, du yaourt le jour, de la boza* la nuit.
Nous allons donc le suivre, durant quarante-trois ans, tout une vie modeste, mais qui se veut heureuse, malgré quelques grandes douleurs dont parfois, sur le tard, un sentiment, vite écarté, d'infériorité et d'insuffisance.
Car Mevlut, contrairement à ses cousins, ne cherche pas la réussite, même s'il l'espère avec une  touchante naïveté. Il aime ce qu'il a et s'attache à bien faire :  ses études au  lycée que peu à peu il abandonne,  sa famille aussi attentionnée que roublarde, les petits métiers qui complètent ce à quoi il ne pourra jamais renoncer : parcourir les rues d'Istanbul, sa perche sur le dos, pour livrer au domicile de ceux qui répondent à son appel, cette vieille boisson ottomane, qui permet au bon croyant de consommer un peu d'alcool sans jamais s'enivrer.


Un gecekondu. Source : journals.openedition.org

La ville, c'est la tentaculaire Istanbul à cheval sur deux continents. Pas celles des merveilles architecturales qui témoignent de sa grandeur. Non, celle des multiples quartiers, qui peu à peu ont couvert les collines, vague après vague ; les immenses "gecekondu" au-delà des murailles, les quartiers grecs et arméniens vidés depuis longtemps de leurs premiers habitants, les vieilles ruelles au-dessus desquelles penchent encore des maisons de bois, tous ces lieux  où les chiens rodent la nuit, aussi angoissants que de mauvais rêves, et que  Mevluk, voit peu à peu disparaître, jusqu'à ne plus s'y sentir chez lui, remplacés qu'ils sont par d' immenses tours,  après avoir été traversés par des voies rapides à six voies.

C'est ainsi que se déroule sous nos yeux toute une histoire : celle des hommes, dont "l'orgueil reste un problème", surtout s'ils  l'appellent "l'honneur", celles des femmes fines et courageuses,  celle des familles, aussi solidaires qu'étouffantes et qui peu à peu s'ouvrent au monde et y réussissent plus ou moins, celle d'une société marquée par le clanisme et la corruption, celle enfin des luttes politiques et sociales, qui amènent au pouvoir,  le maître que nous connaissons aujourd'hui.


Ce que devient une gecekondu. Source : T24.com.fr

Orhan Pamuk, arrive à tisser tout cela avec une maestria teintée d'humour et une totale empathie, qui donne à ce roman, pourtant cruel, une grande tendresse. 
Le choix qu'il fait de faire alterner  dans le même chapitre la voix du narrateur, toujours précédée de l'image du "bozaci"** et celle de l'un ou l'autre personnage du roman, qui corrige ce qu'il considère être une erreur, atténue un avis, ou donne sa propre vision des choses, ajoute encore au charme du texte.

Un roman puissant et magnifique, dont je vous conseille absolument la lecture.





* Boisson fermentée que l'on boit accompagnée de pois chiches grillés et de cannelle ** Marchand de Boza

mardi 7 mai 2019

JEUNE-FILLE A L'OUVRAGE





Titre original : "Shishû suru Shôjo"-1996
Auteure : YÔKO OGAWA
Traduction : Rose-Marie MAKINO-FAYOLLE
Editions : Actes Sud Babel -2016 -219 pages

Vous êtes fatigué(e) -promis je n'irai pas plus loin dans l'écriture inclusive - ? Vous avez besoin de silence et de paix ? Vous voudriez quitter pour un petit moment votre train-train habituel ?
Je vous propose ce remède, qui en quelques heures de lecture et pour 7,80 €, répondra à toutes vos attentes.

Dix courtes nouvelles, des lieux souvent transitoires et qui peuvent apparaître pourtant comme des refuges - chambre d'hôpital ou d'hôtel , centre d'hébergement, chalet sous la neige, usine où l'on fabrique des grues, salle d'attente d'un aéroport - des personnages qui portent tous leur part d'étrangeté - jeune-fille qui brode toujours les mêmes motifs, femme mûre qui a perdu partie de sa raison, tante autrefois cantatrice, petit ami vétérinaire qui doit autopsier une girafe, jeune-femme asthmatique... -  des moments de vie particuliers  - agonie d'une mère, concours de beauté, rencontre adultère, anniversaire, lendemain d'une opération - et nous voilà transporté dans un autre monde...

On retrouve ici tout ce qui fait le charme, tout au moins pour moi, des livres de Yôko Ogawa : un style sans aucune grandiloquence : les choses sont dîtes simplement mais précisément,  évoquant avec mesure, sans en nier l'intensité, la beauté ou l'étrangeté des lieux et la réalité des sentimentsune attention portée aux corps avec une précision presque clinique, mais qui ne masque  pas la sensualité qu'ils inspirent ; une forme de neutralité  distante, qui m'a fait souvent hésiter sur le sexe des personnages ;  le goût de la musique et un don personnel pour introduire dans le récit, l'élément étrange qui fait tout basculer.


Source : cornettedesaintcyr.fr

J'aurais du mal à expliquer pourquoi, mais ces textes sont pour moi des textes du silence.
Talent particulier de l'auteure ? Témoignages d'une civilisation, dont je ne sais à peu près rien ? Je suis bien incapable de répondre à ces questions.

Je suis sortie de la lecture de ces nouvelles aussi  paisible et revigorée qu'après avoir passé une journée seule chez moi à vivre à mon rythme, avec en plus l'impression très agréable d'être partie "ailleurs", un lieu indéfini, aussi bizarre qu' un rêve.

La lecture de ce livre m'a en outre permis de découvrir  le blog "Lire le Japon", consacré à la littérature japonaise et à tout ce qui parle de ce pays. On y retrouve bien sûr des auteurs japonais, ceux qui écrivent pour les adultes comme ceux qui le font pour les enfants, mais également des écrivains étrangers qui aiment le Japon.