samedi 29 septembre 2018

CIRCE



Titre original : CIRCE - 2018-
Auteure : MADELINE MILLER
Traduction : Christine AUCHE
Editions : Rue Fromentin 2018. 436 pages.

C'est un livre pour tous. Passionnés de mythologie, lecteurs d'Homère et d'Ovide, ou, à l'inverse, tous ceux qui en sont restés à leurs souvenirs de collège, sans avoir envie d'en savoir beaucoup plus.

Voici donc, revue par Madeline Millerl'histoire de Circé, premier enfant du Titan Hélios et de  la belle naïade Persé, fille d'Océan.
Ne sachant trop comment la définir, on la qualifie de "nymphe",  titre qui lui confère quelques pouvoirs, bien éloignés cependant de ceux des déesses.
Circé n'a pas de chance : comment peut-elle si terne avec de tels parents ? Pourquoi a-t-elle cette voix criarde qui indispose toute sa parentèle ? Son père la tolère, sa mère la raille,  ses frère et soeur jumeaux puînés la tarabustent, la traitant même de chèvre. Seul le cadet, AEétés, semble l'aimer, tout au moins un moment.

Solitaire, sensible, compatissante, naïve, "gentille" en un mot, elle se découvrira puissante, blessée dans son premier amour. Aider Prométhée à la barbe de Zeus, transformer sa rivale en un redoutable monstre, Scylla, et surtout "être assez bête pour l'admettre", lui vaudront l'exil pour des temps infinis.


Scylla. Plaque en terre cuite, deuxième quart du Ve siècle av J-C
Paris, musée du Louvre.

Mais Circé est forte. Indépendante, courageuse. Même si elle se laisse encore duper -toujours se faire aimer -elle progresse, avance, défie, se défend, mais aussi accepte et s'accepte.
Vivant entre hommes et dieux,  elle se méfie des uns comme des autres.
Elle sait tout autant punir qu'aimer.

Dédale comme Ulysse la touchent. Les hommes féroces et lâches la révoltent et paient le prix de leur bassesse. Dieux et déesses ne la font pas plier.


Pourceau. Bronze. Ve siècle av J-C
The Walters art-museum. Baltimore. Etas-Unis.

Madeline Miller trace ici un beau portrait de femme, qui pourrait d'ailleurs être tout aussi bien un beau portrait d'homme.
Non pas celui d'un être parfaitement adapté aux normes, mais au contraire, celui d'une personne singulière qui, pas à pas, souvent rudes, arrive à se libérer du regard des autres, à assumer, en tentant de les réparer aussi, ce qu'elle pense être ses fautes, pour vivre la vie qu'elle veut sienne.

Chez Dédale comme chez Ulysse, ce n'est ni leur prestance, ni leurs talents qui lui importent, mais leurs mains sales et leurs cicatrices.
Tout ce qui dit qu'ils ont travaillé, combattu, souffert et donc vécu.
Tel est son cas.

Peu à peu, après des milliers d'années tout de même, elle franchit le pas et devient ce qu'elle souhaite. Tout au moins on l'espère.


Ulysse chez Circé. Grisaille. Nicolas Gosse et Auguste Vinchon. XIXe siècle.

Paris. Musée du Louvre.

J'ai pris un vrai  plaisir à lire ce livre, admirant la manière dont l'auteure utilise sa redoutable érudition, sans nous accabler. Bien au contraire, les brèves biographies des principaux personnages regroupées en fin d'ouvrage nous éclairent, simples révisions pour certains, découvertes pour d'autres, et les évènements si librement contés enlèvent tout poids à ce que l'on aurait pu craindre être un pensum.

Transformer cette redoutable sorcière en une femme sensible est-il légitime ? Je laisse à chacun le soin d'en juger. Pour ma part, cela ne m'a pas gênée, une fois accepté le fait que cet ouvrage est un roman.

Faire de Circé une icône du féminisme, comme certains critiques l'ont plus ou moins largement évoqué est-il pertinent ?
Ayant eu la sage idée de les lire après avoir terminé le livre, je n'ai pas été embarrassée par le poids d'une telle charge, n'ayant par ailleurs jamais douté du courage des femmes.

Employer parfois un langage décalé ? Le péché m'a semblé plutôt véniel, comparativement ce qui reste pour moi, au-delà du grand plaisir de la lecture, les deux principaux  bénéfices de cet ouvrage :

 - Permettre à chacun une lecture personnelle : se laisser conter une belle histoire ou plus profondément découvrir sous celle-ci une aventure humaine, aussi juste aujourd'hui qu'elle l'était au moment où ces textes furent récités ou rédigés.

 - Amener lectrices et lecteurs aux textes anciens pour les découvrir ou les approfondir.
  

 Pas de doute pour moi, il faut lire "Circé", puis retourner parmi les dieux et les hommes dont nous parlent Homère, Ovide et tant d'autres.

 

lundi 24 septembre 2018

IL N'Y A PLUS DE SAISONS !


Si, si, je lis encore, et dès que ce billet sera publié, je commencerai celui que je veux consacrer au "Circé" de Madeleine Miller, que je viens d'achever et qui m'a ravie.

Mais je vois des choses si curieuses durant mes balades en ce moment, que j'ai envie de les partager avec vous, toute prête par ailleurs à bénéficier de vos lumières.

Les Gourniers. Réallon. Hautes-Alpes.

Hier, donc, premier jour de l'automne, que rien, sinon un début de jaunissement de quelques feuilles n'aurait pu laisser soupçonner, je suis restée en arrêt devant un magnifique pommier.
Un vieux pommier, couvert de grosses pommes.
Et à ma stupéfaction voici ce que j'ai vu :




Une pomme, bien accrochée à sa branche, mais également ornée de quatre belles fleurs, telles qu'on les voit au printemps. 
Un peu plus loin, sur autre branche quelques fleurs s'ouvraient aussi.


Pour de bon il n'y a plus de saisons !

vendredi 21 septembre 2018

HEUREUSEMENT, JE COMMENCE A ME FAIRE VIEILLE !





C'était ma randonnée préférée. Pas très longue, montant doucement entre torrent et mélèzes, une haute-vallée qui menait à une cascade.
On cherchait des fossiles sur le chemin, on écoutait l'eau qui roulait sur les pierres, on admirait les fleurs, on pique-niquait en regardant les marmottes se faire dorer au soleil,  plus loin sur les rochers.

Bien sûr les hommes avaient laissé leurs traces : de gros tas de pierres sur les pentes, parlaient de leur labeur éreintant et de leur modestie.
Une étroite tranchée herbeuse, suivait le sentier du retour, trace d'un ancien canal.
Les lys martagon y poussaient fin juin, mêlés aux myosotis.


On parlait peu, on admirait.

Et puis des "fées" se sont penchées sur la vallée. On n'y a pas pris garde et on a même souri des traces laissées par leur premier passage.




Puis, elles ont persévéré.
Depuis deux ans,  elles n'arrêtent plus.  Leurs "installations" se multiplient. Des petits panneaux expliquent et nous invitent à réfléchir. On est même gentiment prié de laisser son obole.



Certaines traces, dans un autre complexe ne m'auraient pas déplu.



D'autres me navrent.



Je ris jaune en découvrant ce mur de pixels, "pour défragmenter le paysage au format 16:9" et devant lequel "certains verront même l'occasion de créer des selfies originaux".




Leur accumulation m'exaspère.



La neige a la gentillesse d'en faire disparaître certaines, mais d'autres résistent, polluant le paysage.



En poursuivant je me demande comment j'ai pu prendre tant de plaisir à parcourir ces forêts sans croiser ces "jeux d'enfants",




à regarder ces arbres sans découvrir que "ces derniers ont depuis longtemps internet".



 Jusqu'ici je n'avais eu nul besoin de cette truite géante, pour savoir que c'est dans cette boucle du chemin que le torrent se fait entendre à nouveau.


Bientôt je bifurquerai, m'épargnant ainsi  la suite du parcours, dont je ne vous ai présenté que quelques facettes.

Mais avant, je n'échapperai pas à "ce véhicule tout terrain semblant à l'abandon", "un Hummer", " souvent détesté des randonneurs".
Quelle malignité habite donc son créateur, pour nous le rappeler ainsi, alors qu'aucun "Hummer" n'a jamais roulé sur ces pentes ?



Je n'aime plus ma belle randonnée.
Je ne suis plus en montagne, je suis dans un parc urbain.
Ce n'est pas là que j'ai choisi de vivre.
A-ton  vraiment besoin ici d'une "réalité augmentée" ? De ses discours plus ou moins abscons ?
La montagne, ses arbres, ses fleurs, ses animaux, ses brusques variations de temps, ses saisons, ne sont-ils pas suffisants ? Lequel d'entre-nous, en une seule vie, en a-t-il épuisé les richesses ?
Combien de temps faudra-t-il encore pour qu'il en soit ainsi partout ?
Je ne comprends pas. 

Heureusement je commence à me faire vieille.

samedi 15 septembre 2018

L'ILIADE





Auteur : HOMERE
Traduction : Philippe BRUNET
Editions : Le Seuil 2010

Il y a un an à la même époque je terminais, admirative, la lecture de "L'Odyssée", me promettant bien  d'attaquer "l'Iliade", aussi vite que possible. Il m'a fallu un an pour le faire et une grosse dizaine de jours pour refermer ce livre, peut-être plus éblouie encore, après être allée d'étonnements en étonnements.

Le premièr fut le sujet même.
Contrairement à ce que je pensais, pas question de trouver ici le récit détaillé de la guerre de Troie, épisode du cheval de Troie et mort d'Achille compris.
Non, l'Iliade nous transporte au début de la neuvième année de ce conflit qui en compta dix, entre le moment où Agamemnon et Achille se querellent jusqu'à celui, où les Troyens peuvent enfin procéder aux obsèques d'Hector.
Entre temps les conflits auront été sanglants et l'issue des combats fluctuante. Chacun à son tour ce sera cru vainqueur au gré du bon vouloir des Dieux. La mort de Patrocle revêtu des armes d'Achille, puis celle d'Hector, vaincu par un Achille ivre de douleur et de colère, marquent un basculement du conflit, mais Troie n'est pas encore vaincue, même si elle accueille, dans la douleur, la dépouille du fils aîné de son roi.


Combat d'Achille et d'Hector. Peintre d' 'Eucharidès. 500-490 av JC
Musée du Vatican Rome

 Mon second étonnement fut lié aux personnages, qui se révélèrent, pour certains, sous un jour que je ne soupçonnais pas.
Achille en tout premier lieu :  s'il est beaucoup question de lui en en paroles, celui-ci est remarquablement absent du conflit, boudant sur ses vaisseaux après qu'Agamemnon lui ait repris la belle Briséis. Seule la mort de son cher Patrocle, lui fera reprendre les armes, pour affronter Hector, le tuer et infliger à sa dépouille un traitement déshonorant.  De même, si son statut de héros est constamment évoqué, ses actes prêtent souvent à sourire, enfant gâté qu'il est d'une déesse, qu'il n'hésite pas à appeler à secours, quand ils n'irritent pas profondément.
Je me suis prise à partager le cruel jugement d'Apollon a son égard :

" Dieux ! Vous voulez venir en aide au maudit Achille,
qui ne possède ni coeur sensé ni pensée flexible
dans sa poitrine : comme un lion, il n'agit qu'en sauvage -
lion asservi à sa grande force, à son âme farouche,
attaquant les brebis des mortels par désir de ripailles : 
ainsi Achille perd la pitié, ignore la honte,
cette honte qui ruine ou favorise les hommes.
On doit perdre sans doute un jour celui qu'on aime,
ou son fils, ou son frère issu d'une mère commune,
mais on s'arrête après les gémissements et les larmes :
endurant est le coeur que les Moires donnèrent à l'homme.
A mon divin Hector, il a pris une vie précieuse.
De son char, il le traîne autour du tombeau de Patrocle,
mais ne se montre guère ni plus valeureux ni plus brave."

De même Ulysse, "l'endurant", "l'égal de Zeus par la ruse", "fameux par sa lance", "gloire des Achéens", n'apparaît que lors de courts épisodes, non pas de son fait, contrairement à Achille, mais parce que ne lui sont confiées, durant ce laps de temps, que des "missions particulières"** :

"Je me souviens de toutes ces heures qu'il avait passées à la guerre, à ménager les tempéraments orageux des rois, les bouderies des princes, contrebalançant chaque fier guerrier par un autre."*

Par contre j'ai apprécié les figures de Patrocle osant secouer Achille, du vieux Nestor, haranguant les troupes achéennes, du digne Priam, tout aussi vieux, venant réclamer le corps de son fils, du valeureux Diomède "partisan du combat à tout moment, volontaire pour les missions périlleuses nocturnes "** et  de tant d'autres guerriers, d'un côté ou de l'autre, se jetant sans faiblir au milieu des combats.

Priam réclame le corps d'Hector à Achille; Hiéron 490-485 av J-C
Kunsthistorisches museum Vienne.

Gardant de "l'Odyssée" le souvenir de dieux actifs, je n'imaginais pas cependant à quel point leur présence pouvait être encore plus forte dans "l'Iliade".
Pas question d'intervenir aimablement auprès de Zeus ou de donner à l'un ou l'autre héros un simple coup de pouce. Ici les dieux sont en guerre tout autant que les hommesHéra, Athena, Héphaïstos, Hermès, Poseidon soutiennent les Achéens, Apollon, Arès, Artémis, Aphrodite  épaulent les Troyens. Certains d'entre-eux sont blessés.
Zeus lui-même,  qui a bien du mal à faire régner la paix parmi les siens, depuis l'épisode du jugement de Pâris, penche d'un côté ou de l'autre,  puis, cédant devant Héra, abandonne les Troyens, "alors qu'il est le père de leur ancêtre Dardanos"**.
Cela nous vaut des descriptions héroïques, tout autant que des moments de quasi vaudevile, lors desquels "le Cronide suprême",  se révèle prêt à tout, pour échapper à l'ire de sa soeur et épouse, Héra, "la vénérable déesse", et ce mélange concourt puissamment au charme du récit.


Zeus séparant Arès et Athéna. Potier : Nicosthénès. 540-510 av J-C. British Museum Londres.

Tout aussi étonnante pour moi, a été enfin la précision des images. Nous sommes dans un poème, mais le "poète" a vu, vécu (?) la violence des combats,

"Tels étaient les propos qu'ils échangeaient l'un et l'autre,
tandis qu'Aias (Ajax) lâchait prise, contraint par la force des flêches.
Le domptaient l'esprit de Zeus, les Troyens magnifiques,
qui frappaient. Et un bruit terrible, autour de ses tempes,
retentissait de son casque, frappé : les bossettes solides
prenaient des coups. Son épaule gauche sentit la fatigue,
à soutenir le bouclier chatoyant ; car les autres
ne pouvaient l'abattre, mais l'oppressaient de leurs lances.
L'essoufflement douloureux le prenait, partout sur ses membres
la sueur ruisselait. Il peinait à reprendre son souffle
et partout la fatigue venait augmenter la fatigue."


comme la cruauté des blessures :

"Idomédée atteignit à la bouche Erymas de son bronze
rude : la lance d'airain s'ouvrit un chemin rectiligne
sous le cerveau, par le bas, et les os brillants éclatèrent ;
sous le choc, ses dents sautèrent, ses yeux se remplirent
l'un et l'autre de sang ; et le sang coula par sa bouche
et par son nez ; la mort-nuée noire voila ses prunelles." 


Achille soigne Patrocle d'une blessure au bras, lors de la guerre de Troie
Peintre de Sosias. Environ 500 av J-C. Berlin Museum


Mais mon plus grand étonnement fut le souffle qui habite tout le poème du premier au dernier vers
(15 700e).
Car comme l'écrit Philippe Brunet, le traducteur, dans sa préface :

" L'Iliade n'est rien d'autre que le poème de la fureur qui vient s'apaiser douloureusement dans la déploration des morts".

A la mort et aux obsèques de Patrocle répond celles d'Hector. Même les rares moments de repos sont chargés de menace. Nous savons qu'Andromaque sera faite prisonnière, nous sentons qu'Astyanax sera tué lorsque Troie tombera.
Et que dire d'Achille dont la fin  ne cesse d'être évoquée par sa mère et que lui-même sait proche, puisque c'est le destin qu'il a choisi.


Andromaque tentant de protéger Astyanax.

Enfin je ne voudrais pas terminer cet article sans parler de de cette traduction qui a nécessité "vingt ans de travail, d'attente, de reprises"**son auteur, Philippe Brunet, helléniste, professeur à l'université de Rouen et aède lui-même, souhaitant que son texte reprenne le rythme de l'hexamètre grec et "transposer dans la douceur sobre du français l'éclatante diaprure du grec".** 
La première lecture intégrale de cette traduction a été faite à la Sorbonne en 2005, suivie de bien d'autres, également chantées comme c'était la tradition dans la Grèce antique, à Avignon, Athènes...

Dire qu'il a réussi serait bien pédant de ma part, n'ayant aucune compétence pour en juger,  mais le texte qu'il a produit m'a semblé de toute beauté, de ceux qu'on ne peut oublier.


 * Madeleine Miller : "Circé".
** Commentaires Philippe Brunet