" Nous le rejoignîmes : en effet c'était une nuit comme je n'en vis plus jamais par la suite. La lune pleine se tenait au-dessus de la maison, derrière nous, de sorte qu'on ne la voyait pas et que la moitié de l'ombre du toit, des poteaux de bois et des rideaux de toile de la véranda était couchée de biais, en raccourci, sur le sentier sablonneux et sur le cercle de gazon. Tout le reste était clair, enveloppé par la rosée argentée et par la lumière de la lune. Le large chemin fleuri que recouvrait d'un côté l'ombre oblique des dahlias et de leurs tuteurs, toute claire, froide et brillante avec son gravier irrégulier, se perdait dans le brouillard et le lointain. A travers les arbres, on apercevait le toit lumineux de la serre, et du fossé montait un brouillard qui s'épaississait. Déjà quelques bosquets dénudés de lilas étaient lumineux jusqu'à leurs rameaux. On pouvait distinguer l'une de l'autre toutes les fleurs trempées par la rosée. L'ombre et la lumière se fondaient si bien dans les allées que celles-ci semblaient faites non d'arbres et de chemins, mais de maisons transparentes, oscillantes et frémissantes. A droite, dans l'ombre de la maison, tout était noir, indistinct et effrayant. Par contre, la cime capricieusement déployée du peuplier qui restait là bizarrement près de la maison, en haut dans la vive lumière, au lieu de s'enfuir quelque part, très loin dans le ciel bleuâtre qui semblait s'éloigner, émergeait, encore plus claire, de cette obscurité[...]
"La Nuit, effet de lune". Félix Valotton. |
Il ne m'avait jamais donné le bras, ce fut moi qui pris le sien et il ne trouva pas cela anormal [... ]
Tout le monde, ce ciel, ce jardin, cet air n'étaient plus ceux que je connaissais.
Lorsque je regardais en avant, dans l'allée que nous suivions, j'avais tout le temps l'impression qu'on ne pouvait aller plus loin dans cette direction, que là-bas le monde du possible prenait fin, que tout cela devait être fixé à jamais dans sa beauté. Mais nous avancions, le monde enchanté de la beauté s'écartait et nous laissait passer ; notre jardin familier semblait être là-bas lui aussi, avec ses arbres, ses sentiers, ses feuilles mortes. En effet, nous longions des chemins, nous posions le pied sur des cercles de lumière et d'ombre, une feuille sèche craquait sous nos pas, un rameau frais effleurait mon visage. C'était bien lui qui, marchant d'un pas égal sans mot dire à côté de moi, soutenait mon bras avec précaution ; c'était bien Katia qui nous emboîtait le pas en faisant grincer ses souliers. Et c'était assurément la lune qui brillait dans le ciel au-dessus de nous à travers les branches immobiles...
Mais à chaque pas derrière nous et devant nous, le mur enchanté se refermait et je cessais de croire qu'on pût encore aller plus loin, cessais de croire en tout ce qui était.
- Oh ! une grenouille ! fit Katia.
" Qui dit cela et pourquoi ?" songeai-je. Mais ensuite je me rappelai que c'était Katia, qu'elle avait peur des grenouilles et je regardai à mes pieds. Une petite rainette fit un bond et disparut sous mes yeux, et l'on vit sa petite ombre sur l'argile claire du sentier.
- Et vous, vous n'avez pas peur ? me dit-il.
Je tournai la tête vers lui. Un tilleul manquait dans l'allée à l'endroit où nous passions... je voyais nettement son visage. Il était si beau, si radieux...
Il m'avait dit : " Et vous, vous n'avez pas peur ?" J'avais entendu : "Je t'aime, chère enfant !" "Je t'aime, je t'aime !" répétaient son regard, son bras ; et la lumière, et l'ombre, et l'air, tout répétait les mêmes mots."
Extrait de :
TOLSTOÏ.
"Le bonheur conjugal
Traduction de Sylvie LUNEAU
Editions : Gallimard. Folio classique n° 622 (contient également "Le Diable" et "Lza Sonate à Kreutzer".)
Justement, Tolstoï... Je me demandais si je n'allais pas le relire. Un grand merci.
RépondreSupprimerJ'ai lu il y a très longtemps les grands classiques de Tolstoï, c'est à dire probablement trop tôt. Je vais donc vous accompagner dans cette relecture !
RépondreSupprimerRelire Tolstoï, qu'ai-je donc lu de lui, de ce temps où je ne tenais pas le relevé de mes lectures ?
RépondreSupprimerDans ma liste, je vois des "Souvenirs" suivi de "Jeunesse" en 1988.
Et, le comble, je l'avais complètement oublié de mai dernier, "Les sept jours où le monde fut pillé" (Libretto), je suis peut-être passé à côté, fantaisie à oublier selon moi.
En effet, ce dernier ouvrage ne vous a pas marqué ! Pour ma part, j'ai commencé par les "grand classiques" : "Guerre et Paix " et "Anna Karénine", que je relirais bien volontiers, après cette dernière lecture. Bonne fin de semaine, Christian.
RépondreSupprimerJ'ai l'impression que mon commentaire a disparu (dans les spams?)
RépondreSupprimerAvec Tolstoï, j'ai commencé avec un court roman, Maître et serviteur, puis ensuite les deux gros Anna Karénine et guerre et paix. je devrais bien y retourner.
keisha (sous anonyme)
Les commentaires sont pour le moins facétieux... J'ai découvert le tien pour la première fois, hier soir ! Merci d'avoir persévéré. Je ne crois pas avoir lu "Maître et serviteur" donc...
SupprimerCe bel extrait m'a plongée dans le souvenir de Iasnaïa Poliana, le superbe domaine de Tolstoï que j'ai eu la chance de visiter et où je me suis même fait une amie.
RépondreSupprimer"Tout cela devait être fixé à jamais dans sa beauté" : la puissance de la littérature. Bonnes lectures estivales, Annie.
Quelle chance tu as eu en effet ! J'ai trouvé cet extrait splendide et méritant bien en effet d'"être à jamais fixé dans sa beauté". Bon dimanche, Tania !
RépondreSupprimerCet extrait me donnerait envie de relire ce livre...
RépondreSupprimerPourquoi pas, cela fait si longtemps ? :-)
Belle soirée, Annie.
Bonjour Annie, j'espère que tu passes un bon été. Je reviens lire ce si bel extrait et cette fois je laisse un mot amical. Parfois la chaleur me bloque les méninges...héhé.
RépondreSupprimerMerci Colo. Je comprends ta réticence à écrire ... Je suis dans le même cas que toi. C'est d'autant plus gentil à toi d'être revenue ici pour me laisser ce message.
SupprimerBonne semaine à toi. Moins chaude ??
J'avais acheté la correspondance entre Tolstoï et sa femme, il est là encore quelque part. il a beaucoup écrit sur l'amour déçu des femmes.
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