mercredi 30 janvier 2019

LA VIE MOUVEMENTEE D'HENRIETTE CAMPAN




Auteure : GENEVIEVE HAROCHE-BOUZINAC
Editions : Flammarion - 2017 - 491 pages


Naître, à Paris en 1752 et mourir soixante-dix ans plus tard à quelques lieues de là, peut en soi, expliquer une vie mouvementée. D'autant plus quand le destin vous place à côté de la reine Marie-Antoinette, pour ensuite vous mener tout aussi près de Joséphine de Beauharnais et de son illustrissime époux.

Pourtant, rien a priori ne destinait Jeanne Louise Henriette Genet à une vie aussi trépidante. Fille aînée du très lettré "chef du bureau des interprètes" à Versailles et aînée de ses cinq enfants, elle passe son enfance dans une famille unie et aimante, auprès d'un père lettré, ouvert aux idées nouvelles - il entretient notamment les meilleurs rapports avec Benjamin Franklin -, qui lui fait donner, comme à ses autres descendants, une très solide éducation basée sur d'excellents principes : 

"faire bon usage de leur raison et cultiver leurs talents". 

Son statut d'aînée lui vaut en outre quelques privilèges : son père "qui l'appelle "la miss", "la valorise, la complimente devant ses amis, l'emmène déjeuner avec lui chez ses confrères".

C'est ainsi qu'à  seize ans, Henriette "lit vers et prose en français mais aussi en anglais et en italien, et qu'elle s'exprime parfaitement", sans oublier de jouer de la harpe et  de manier le crayon.

Mais la famille est malgré tout modeste. Aussi "quand la comtesse de Périgord, dame d'honneur des filles de Louis XV, entend parler de miss Genet" et propose à son père d'en faire la lectrice de "Mesdames cadettes", celui-ci ne peut qu'accepter, bien que conscient de "la servitude" qu'il impose ainsi à sa "fille chérie".
Ce premier poste lui permet bientôt de rencontrer la jeune dauphine, Marie-Antoinette, qui, devenue reine, en fait sa seconde  femme de chambre une dizaine d'années plus tard la première.  Un poste clé pour connaître tous les secrets de la souveraine, en apprécier les défauts, mais aussi les qualités. Tout en étant ouverte aux idées nouvelles, sans en approuver les excès, elle reste fidèle à sa maîtresse tout au long des évènements révolutionnaires, la suivant aux Tuileries, participant à la préparation de la fuite de la famille royale, lui rendant visite aux Feuillants, sans être autorisée à la suivre au Temple.

Commence alors pour elle durant plusieurs années une vie difficile. Son mariage avec Henri Campan se révèle désastreux, tant avant qu'après la naissance de leur seul fils Henri, des membres de sa proche famille périssent durant la Terreur, laissant des enfants encore à élever, et son frère cadet très aimé part aux Etats-Unis où il s'établit.


François Gérard -1802-
Portrait d'Hortense de Beauharnais. Musées Nationaux de la Malmaison

Nous sommes alors en 1794,  elle a quarante-deux ans et il lui faut gagner sa vie, nourrir son fils, s'occuper de ses nièces, mais aussi rembourser les dettes de son insupportable mari.
C'est alors que cette femme, courageuse, déterminée, persévérante mesurée, loyale, bienveillante, décide d'ouvrir un institut pour les filles à Saint-Germain, à proximité de celui que le précepteur de son fils, crée quelques rues plus loin. Bientôt sa soeur  cadette Sophie se propose d'accueillir chez elle les mères en visite des petits pensionnaires, achevant ainsi un ensemble pédagogique qui va vite séduire de nombreux parents.
Si au début l'école ne comporte qu'une dizaine d'élèves dont ses nièces,  très vite d'autres  fillettes ou jeunes-filles viennent étoffer le groupe, qui dépasse bientôt la centaine :  la fille de  James Monroe, l'ambassadeur des Etats-Unis en France,  bientôt suivie par celles de l'ambassadeur des Etats-Unis en Angleterre,  puis de jeunes espagnoles et polonaises. Les françaises ne sont  pas en reste non plus,  jeunes émigrées de retour avec leurs parents, enfants  de ce milieu intermédiaire  entre tiers-état et petite noblesse, dont Henriette est elle-même issue. Un matin une belle créole, dont le mari a été exécuté durant la terreur, vient même lui confier sa fille : Hortense de Beauharnais. Elle sera suivie quelques années plus tard par les soeurs, Caroline et Pauline, de celui - Napoléon Bonaparte - que sa mère a épousé entretemps.

Si le succès de Madame Campan est rapide, il s'explique tout autant par sa personnalité impeccable que par la qualité du projet pédagogique  qu'elle propose à  l'opposé de celui qui sévissait encore quelques années auparavant dans les couvents. 
Dans un cadre bien agencé et confortable, d'une propreté parfaite, elle accueille ses pensionnaires, avec tendresse :

"Cajoler, chérir, exprimer ses sentiments, dire son affection et la redire", voilà la priorité  pour des enfants souvent traumatisées par les évènements récents qu'elles ont vécus.

Veillant à éviter de "faire apparaître des différences liées à la fortune", elle offre à toutes le même parcours, susceptible de leur offrir "un projet de vie utile" et même pourquoi pas d'envisager leur éducation comme "une préparation, peut-être à gagner sa vie" .
Pour ce faire rien n'est négligé : savoir s'exprimer avec justesse,  lire et savoir en rendre compte,  pratiquer les "belles-lettres", connaître l'Histoire, pour éviter de croire aux romans, "peignant sous une apparence de vérité le monde tel qu'il n'est pas", ne pas ignorer la géographie et les sciences  pour mieux comprendre le monde,   être musicienne, savoir pratiquer le dessin qui pourrait se révéler un utile gagne-pain,  faire du théâtre, mais aussi apprendre à  être une maîtresse de maison responsable.
C'est un véritable plan d'éducation qui se dessine ainsi : "Liberté de penser, liberté d'action, vertu, courage et solidarité".

Si l'on considère les liens  souvent très étroits qu'elle garde sa vie durant avec bon nombre de ses élèves, qui lui expriment dans un style parfait toute leur tendresse, et la manière dont certaines feront face à des destins  en partie glorieux,  en partie tragiques, on peut considérer que ce plan a été un succès.


François Gérard
Eglé Auguié Ney d'Elchingen, princesse de la Moskova
Epouse du maréchal Ney et nièce de Madame Campan.

Mais les années passent.  Le premier consul est devenu empereur. Se piquant également d'éducation il souhaite créer ses propres institutions pour élever les filles ou les orphelines de ses soldats. Madame Campan doit quitter Saint-Germain pour le château d'Ecouen, première "Maison impériale" dont elle devient la surintendante.  Elle tente de poursuivre son projet rogné par les principes impériaux, guère favorables à l'éducation des filles. Elle met au point sur le papier, un véritable système éducatif national pour les filles, qui concernerait la France c'est à dire  l'Europe toute entière, mais que malheureusement elle ne pourra jamais appliquer.
D'autres maisons sont créées, sur lesquelles, à son grand dam, elle perd toute main. Puis l'Empire, malgré ses sursauts tombe. Elle n'est plus rien ou presque. Ses finances, comme toujours sont bien basses.  Les deuils, souvent des plus proches s'accumulent.
Mais elle ne fléchit pas et se tourne vers l'écriture, qu'elle avait déjà préalablement pratiquée notamment pour rédiger ses "Mémoires sur la vie privée de marie-Antoinette, reine de France et de Navarre", dont elle a retardé la publication.

"Faisons-nous roseaux, écrit-elle..., respirons l'air de la campagne, aimons nos amis, mettons du prix à être aimés".

Jusqu'à la fin, cette femme remarquable saura se tenir debout, avec grâce. 

J'ai beaucoup aimé ce livre d'une extrême richesse, fruit d'une  réelle recherche historique. Bien sûr je me suis parfois perdue parmi tous les noms et prénoms de ses nombreux et surtout nombreuses protagonistes, mais j'ai vraiment  apprécié la rigueur et le charme de l'ensemble.
Non seulement j'y ai découvert la vie et l'oeuvre de cette femme hors du commun, mais j'ai eu également ainsi l'occasion de pouvoir redécouvrir d'une manière très  vivante une large page d'histoire dont les détails s'étaient effacés de ma mémoire.
Un très bon moment.


17 commentaires:

  1. Voici un billet bien complet et vous nous faites profiter de ce récit comme si nous l'avions lu ! Merci.
    Finalement une éducatrice est le personnage idéal à travers laquelle témoigner d'une époque, d'autant qu'elle était proche de la noblesse et de la haute bourgeoisie.
    Ce qui ne gâche rien, l'auteure est une universitaire historienne réputée.
    (Et quel joli portrait de la nièce , princesse de la Moskowa).

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    1. Oui, elle était bien charmante cette princesse de la Moskova... et très bien éduquée aussi ! C'est en effet un livre très intéressant et il est bien dommage que les intuitions de cette femme n'aient pas été mises en pratique durant plus longtemps.

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  2. Quel plaisir de lire votre article ! J'avais lu, très jeune, les mémoires de Mme Campan et j'avais beaucoup aimé, car je suis passionnée d'histoire. Un grand merci. Je note cette référence et je vais voir où ce livre est disponible.
    Bonne journée !

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    1. Merci ! Je suis ravie si cet article vous a rappelé de bons souvenirs et s'il vous a donné envie de lire ce livre. L'auteure a également écrit un ouvrage sur Madame Vigée-Lebrun, que j'ai bien l'intention d'étudier sous peu. Bonne soirée.

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  3. Une lecture comme un billet très intéressant. Cette dame était véritablement une révolutionnaire. Les phrases que tu cites sont marquantes. Déjà, l'éducation que Madame Campan a reçu est une exception, et elle en a fait un excellent usage ! Je suis frappée, dans son projet, par sa volonté de permettre aux jeunes filles d'avoir prise sur la réalité du monde ( histoire et géographie face à la fiction ). Démarche exceptionnelle aussi !

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    1. Merci Maryline. Oui elle était révolutionnaire mais en effet la manière dont elle avait été éduquée était déjà assez hors du commun (son père est un personnage extrêmement sympathique !). J'ai beaucoup aimé aussi ces attaches avec la réalité. Après les évènements qu'elle a vécu, on comprend sa volonté de rappeler que la vie n'est pas un long fleuve tranquille et que l'on doit apprendre à y faire face. Bonne soirée à toi.

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  4. Comme Bonheur du jour j'ai lu les mémoires il y a ....c'est bien de réveiller cette belle endormie, j'aime beaucoup ce genre de biographie, en ce moment j'hésite à acheter la correspondance de Mme du Deffand

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    1. Excellente idée il me semble. Rien qu'à l'idée de retrouver ce beau style du XVIIIe siècle tu ne devrais plus hésiter. Bonne lecture, Dominique.

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  5. De 'madame campan' je ne connaissais que le nom... (bon je continue à être anonyme) keisha

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  6. Là je commente 'normalement', ça passe?

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  7. J'aime beaucoup ton anonymat signé Keisha, en espérant que de ton côté cela ne te complique pas trop la vie. A part cela, Madame Campan mérite largement d'être connue !

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  8. Je ne connaissais pas non plus cette personnalité et son bel idéal éducatif. Cette phrase sur le roman "peignant sous une apparence de vérité le monde tel qu'il n'est pas" mériterait d'être discutée - le roman nous apprenant parfois tant de choses sur la vie telle qu'elle est.

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    1. C'est tout à fait juste Tania. Mais peut-être s'agit-il particulièrement des romans que les jeunes-filles étaient autorisées à lire à son époque. Après avoir traversé les évènements révolutionnaires, on peut alors comprendre son envie et le besoin de leur donner du monde une autre image. Bon week-end à toi !

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  9. C'est vraiment passionnant. Merci.

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    1. Merci à toi, Anis ! En le lisant j'ai souvent pensé à toi !

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  10. I think that much history of women has been erased from our collective memory! It is good that this oversight is being corrected!

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    1. IT's so true, Sallie ! I like to discover all those women, read and write about them !

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