mercredi 16 octobre 2013

LETTRES DE LA GRANDE BLASKET







Titre original : "Letters from the Great Blasket" 1978
Auteure :  Eibhlís NÍ SHÚILLEABHÁIN (Elisabeth O'SULLIVAN)
Traducteur : Hervé JAOUEN
Editions : dialogues.fr  2011- 180 pages-


Durant l'été 1931, Georges CHAMBERS - dont j'ignore tout par ailleurs sinon qu'il était londonien -  se rendit au sud-ouest de l'Irlande pour visiter le phare de Tiaracht Rock, point le plus occidental de l'Europe.
Pour mener à bien cette expédition, il dut faire étape sur l'île de la Grande Blasket, à quelques kilomètres au large du  village  de Duquin.

La Grande Blasket

C'est en se promenant sur l'île qu'il fit la connaissance d'Eibhlís NÍ SHÚILLEABHÁINE,  habitante des lieux,  alors âgée de vingt ans. 
Elle était pieds nus et vêtue de haillons "ou presque".  Plus encore que sa "grande beauté",  se furent son naturel et son caractère enjoué qui frappèrent Georges CHAMBERS. Il ne la revit qu'une seconde fois au cours de l'été 1938.
Ces deux très brèves rencontres sont pourtant à l'origine  d'une correspondance qui s'étale sur une trentaine d'années et dont ce livre témoigne. 
Seul le tiers des lettres d' Eibhlís  y figure, suffisamment cependant pour nous offrir l'occasion de découvrir  la  vie de misère qui fut celle des habitants de l'île, la fin d'un monde aussi.

Nous allons donc suivre d'abord la jeune-fille recevant de son père "le nécessaire à la vie"
Elle, de son côté, "travaille à la tourbe" - ce qui n'est pas une mince affaire - ramasse les pommes de terre, coud et tricote "pour son père et ses frères". Les hommes pêchent le homard, cultivent un peu de blé, élèvent quelques vaches, quelques moutons, en fait juste de quoi survivre. Les plus âgés ne le pourraient pas sans les "aides de l'Amérique", entendez l'argent que leurs enfants, exilés, leur envoient. 

Les distractions sont rares : on danse "un peu", on joue à griller des haricots deux à deux  (l'un pour un garçon l'autre pour une fille) qui, plongés dans une tasse d'eau diront, s'ils se rapprochent, "si ces deux-là ....Tralalalère". 
Les occasions de s'amuser sont même si exceptionnelles, que les veillées mortuaires, pour peu qu'il s'agisse d'un vieillard, apparaissent  comme un vrai moment de détente : on s'y retrouve, on y chante, on y raconte des histoires.

Nous découvrirons ensuite la jeune-femme, première mariée de l'île depuis douze ans, en charge de son beau-père vieillissant, puis la jeune mère d'une petite fille, beau témoignage d'optimisme dans cette île où l'on ne se marie plus, où l'on n'a plus d'enfants "de peur de n'avoir pas assez à leur donner à manger, ni de quoi leur donner la moindre chance dans la vie."

Car la vie est de plus en plus rude, les années passant : la pêche au homard périclite, le prix de toutes les denrées augmente, la vie durant l'hiver est de plus en plus cruelle. Au début du printemps on est "à court de tout" et le repas se résume à quelques pommes de terre "sans cuisine", entendez la viande ou le poisson qui devraient les accompagner.

 Les visiteurs de l'été, porteurs de ressources complémentaires et de distractions, se font rares. Et comme si la vie n'était pas assez rude, même les prêtres, en... 1936, s'en mêlent :

"Aucune danse dans aucune maison de jour ou de nuit, pas de danse à l'extérieur plus tard que dix heures et demie du soir et tous les visiteurs et toutes les familles  doivent être rentrés à cette heure pour dire le rosaire." 

Pas question de ne pas obéir puisque "les prêtres de la paroisse veulent que nous le fassions et aussi parce qu'ils ne béniraient pas les canots ni la mer si on ne leur promettait pas de le faire."
C'est d'ailleurs, l'un d'entre eux qui le 6 février 1941 décidera de fermer l'école, condamnant les quelques enfants restant à la pension sur "la Grande île" et leurs parents à une plus grande solitude encore, si c'est possible.

Lecture sinistre, allez-vous penser ! Et bien non ! Lecture pleine de charme au contraire, de joie de vivre, d'amour pour sa famille et sa terre. 
La tristesse pointe parfois, mais Eibhlís, ne se plaint pas : tout ou presque lui semble normal, c'est ainsi ! Que les garçons jouent vraiment au ballon, quand le filles ne tapent dedans que quand elles en ont l'occasion, que son mari, pourtant bon père et bon époux, prélève chaque semaine 2 des 5 £ octroyées par l'aide sociale pour le tabac dont il ne peut se passer, que les visiteurs venus de New-York aient "la belle-vie", elle ne jalouse rien ni personne. 
Au contraire, elle remercie, pour une belle journée d'été,  pour les colis envoyés par Georges CHAMBERS, pour leur fille guérie, grâce à Dieu !
 Ses révoltes  ? Certainement, faute d'avoir pu en nourrir plus, de n'avoir eu qu'un enfant, certainement aussi  de constater la terrible solitude des aînés, qui savent qu'ils ne reverront jamais plus les leurs, partis en Amérique.
Pourtant c'est qu'elle souhaite elle-même pour leur fille... "La joie de notre vie !"

Un  très beau livre donc !

Ce qui m'a peut-être le plus touchée et qui résume si bien le personnage, c'est sa façon constante de s'enquérir auprès de Georges CHAMBERS, s'il y a bien "çà" à Londres : le jeu des haricots, la pauvre fanfare, les oeufs mangés en abondance pour Pâques : tous ces précieux trésors ! 




 Eibhlís NÍ SHÚILLEABHÁIN, son mari  Seán O CRIOMHTHAIN  et leur fille  Niamh,   quittèrent définitivement l'île le 14 juillet 1942. 
Les  vingt-deux derniers habitants de l'île furent définitivement évacués le 17 novembre 1953.

"J'ai été heureuse dans le chagrin sur cette île. Je pense que la vie ne m'intéressera plus à partir du moment où je serai partie."  


La Grande Blasket aujourd'hui. Cliché : Olivier Desveaux
  
Merci à nouveau à Catherine BAYLE, pour ses conseils de lecture.
Celles et ceux que les îles passionnent trouveront sur le site de Jacques BAYLE-OTTENHEIM, largement de quoi satisfaire leur curiosité.

23 commentaires:

  1. Très beau sujet. Vous donnez autant envie du livre que de visiter l'île, où l'auteure est née.

    J'ai vu que les éditions "Dialogues" proposent une idée que j'apprécie: la version numérique à l'achat du livre imprimé via un code.

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    1. Merci Christian. Oui, j'ai trouvé très originale cette formule que je ne connaissais pas. C'est un beau sujet en effet et une belle personne également !

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  2. un livre tout à fait original et très tentant, il me fait penser au livre sur les îles d'Aran de Synge l'écrivain Irlandais

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    1. A ma grande honte je ne connais pas l'écrivain irlandais dont tu parles Dominique, donc je vais me renseigner ! Ce qui fait la beauté de ce livre c'est aussi la simplicité avec laquelle Elisabeth O'Sullivan écrit, un peu comme si elle parlait. Ce qui ne l'empêche pas d'écrire de très belles choses.

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  3. J'avais vu une émission sur la vie dans ces îles et l'extrême pauvreté qui y régnait. Parfois se révolter permet d'avoir une meilleure vie. Cette femme, cependant, aimait vraiment son île.

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    1. Je pense que c'est un livre qui te plairait Anis. Bien sûr se révolter fait aussi avancer les choses mais j'ai l'impression qu'elle n'y pensait même pas. Une façon d'être dans sa vie totalement evec une totale simplicité au plus beau sens du terme.

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  4. This sounds so intriguing, Annie. I enjoyed your thoughtful post a lot today.

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    1. Thanks Suko ! This book explains too why so many Irish people emigrated to US !

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  5. Pourquoi pas, un article qui donne très envie en tous les cas. Bonne journée.

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  6. Vous avez l'art de donner envie de lire! Pour une raison évidente, je suis toujours attirée par les récits situés sur des îles. Je n'oserais pas m'avancer à dire qu'il y a un caractère insulaire commun, mais l'isolement fait perdurer des traditions, incite au repli sur soi.
    La photo du couple est magnifique, merci!

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    1. Merci à vous Colo. Je ne suis pas insulaire, mais c'est vrai que les îles fascinent. Comment y vit-on ? Comment supporte-t-on cet enfermement ? A l'inverse qu'elle joie probablement d'être ainsi "à part" ! J'ai beaucoup aimé cette photo également. Elisabeth y figure comme elle écrit.

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  7. Quelle joie de vivre ! En a-t-on encore idée en ce début de XXIe siècle où l'insatisfaction s'exprime si souvent ? où la pauvreté conduit à tant de tragédies ?
    Un billet qui donne envie de lire ces lettres - une correspondance de trente ans !

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    1. C'est une correspondance cependant très courte. Elisabeth ne s'étendait pas mais avait l'art de dire l'essentiel.

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  8. je découvre votre blog qui offre une série de livres dont on entend rarement parler. Même si on ne peut pas tout acheter et lire c'est bien qu'il y ait des blogs comme le votre qui nous apportent ce petit plus
    bonne continuation

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  9. Annie you are the most amazing book reviewer. I have never heard of this book or this place or this author....and now after reading your review I am so eager to find the book . Thank you so much .. I love stories of strong women and I like to learn about history.

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  10. Thanks so much, Sallie ! I hope you 'll find it in a library . I search the English version on Amazon.com but it's very expensive. Far far more than in France ! I don't know why. She was a strong woman !

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    1. I found that too Annie.. I put it on my 'hold' list, because sometimes those books go down in price or they make a Kindle edition. Someday I will read it!!!

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  11. Merci surtout à vous, Annie, pour ce digest qui me donne envie de courir acheter ce livre et le tenir en mains, en anglais ou en francais : d'autant plus que ma belle-fille est Irlandaise de souche. Je découvre votre blog aujourd'hui, il y a ainsi des surprises heureuses sur la vaste toile. Encore merci.

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    1. Vous êtes trop gentille ! Je vous conseille vivement la version française, la version anglaise étant à un prix prohibitif ! A mon retour dans quelques jours, je me pencherai sur votre blog à mon tour !

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  12. Les éditions dialogues vous remercient pour cette belle évocation. Ce fut un grand plaisir d'éditer ce livre, ces lettres d'Eibhlís, traduites avec justesse par Hervé Jaouen.

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  13. A mon tour de vous remercier, car ce livre a été pour moi une très belle découverte. Je ne suis pas prête d'oublier Eibhlis, si intelligente, si sensible, si modeste !

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