mercredi 20 février 2019

LE TONNEAU MAGIQUE





Titre original : "The magic barrel" - 1958 -
Auteur : BERNARD MALAMUD
Traduction : Josée KANOUN
Editions :  Payot & Rivages -2018 - 265 pages.

Quittant la Russie tsariste et même plus largement l'Europe et leurs persécutions antisémites, dont nous constatons malheureusement chaque jour l'incroyable retour, Bernard Malamud, nous entraîne aujourd'hui, dans ces treize contes,  à regarder ce que sont devenus, ceux qui ont quitté ces terres inhospitalières pour venir s'installer et faire souche, de l'autre côté de l'Atlantique.

Pas question pour lui de nous raconter leurs vies en détail. Il lui suffit, la plupart du temps de les saisir à un moment de leur existence, très court ou un peu plus long, déterminant dans leurs parcours. Ces moments où tout bascule, pour le meilleur ou pour le pire, sans qu'on puisse, pas plus que le héros, comprendre pourquoi cet incident, cette rencontre, vont avoir un tel poids dans leur vie.

C'est ainsi que nous faisons la connaissance  de toute une troupe d'hommes et de femmes qui ont pour points communs, d'être juifs, plus ou moins âgés, pauvres quand ce n'est pas miséreux, exerçant ou ayant exercé des métiers modestes : cordonnier, mireur d'oeufs, épiciers, boulangers, des gens qui ont travaillé dur pour en tirer peu de choses. Cinq personnages de la génération suivante, qui témoignent déjà d'une première ascension sociale, font exception  par l'âge ou le statut : un jeune-homme qui cherche du travail, deux universitaires partis pour l'Italie, un chef de rayon de  chez Macy et un presque rabbin.

Tous, comme tout le monde, cherchent quelque chose : bien marier sa fille, vivre sa vieillesse en paix dans son logement, avoir un petit travail pour ne pas dépendre de ses enfants, être reconnu par le quartier, trouver l'amour ou la paix, faire du bien.
Beaucoup gardent au fond des yeux une tristesse indicible tout en restant tournés vers la vie.





Bernard Malamud décrit ce monde de cruauté et de tendresse, entre réalité et fantastique, en quelques mots, qui campent le plus simplement et le mieux possible ambiances et personnages.
Ainsi en est-il du début du premier conte :

"Le cordonnier haussa les épaules et continua de contempler par la fenêtre  à demi envahie de givre une bruine de neige qui floutait la vision, en ce mois de février. Ni le blanc halo mouvant ni le souvenir résurgent du village polonais où il avait gâché sa jeunesse ne parvenait à le distraire de Max l'étudiant..."

Ou de  cette description du boulanger, attiré par une voix sortie du passé :

"Attiré comme par magie dans la boutique par la voix, le boulanger parut dans leur dos, en maillot de corps. Ses bras roses et charnus avaient plongé dans la pâte jusqu'au coude. En guise de couvre-chef, il portait crânement un sachet en papier d'emballage enfariné. Ses lunettes de vue étaient embuées d'un voile de farine ainsi que son visage respirant la curiosité..."

Comment mieux évoquer également le pain au parfum de miel que celui-ci  fabrique et qui n'est rien d'autre que "l'oeuvre des pleurs" :

"Trente ans durant, expliqua le boulanger, il n'avait pas eu un sou vaillant. Au point qu'un jour, dans son malheur, il avait pleuré sur la pâte. Depuis son pain était si bon qu'il lui attirait des clients de tous côtés".

Et que dire des songes du presque rabbin, qui pour échapper au malaise que la présence du marieur exerce sur lui, contemple le ciel par la fenêtre ?

"On était encore en février mais l'hiver rendait les armes, ce dont il voyait les signes pour la première fois cette année. Il observait la blanche lune toute ronde vagabonde haut dans le ciel parmi sa ménagerie de nuages et la regarda bouche bée pénétrer une énorme poule et sortir d'elle comme un oeuf qui se serait pondu tout seul".




Ainsi, peu à peu, nous laissons nous saisir par ce monde concret et mystérieux à la fois jusqu'au moment où un mot, une phrase retournent brusquement la situation, nous laissant étonnés, déstabilisés, parfois même un peu hagards, mais toujours enchantés.

"Considéré par Philip Roth comme un chef-d'oeuvre fondateur, ce recueil est un classique en Amérique."
On comprend vite pourquoi.

jeudi 14 février 2019

LA MAISON DE VERRE





Titre original : "Rumah Kaca" - 1988 -
Auteur : PRAOMEDYA ANANTA TOER
Traduction : Dominique Vitalyos
Couverture : David Pierson
Editions : Zulma -2018- 567 pages

Quatrième et dernier tome du "Buru Quartet", dont je vous avais déjà parlé ici et , "La maison de verre" en est à la fois la synthèse et la conclusion.
Synthèse, car toute l'histoire qui nous a été racontée par Minke, ce jeune aristocrate indigène éduqué à l'européenne, qui peu à peu  prend conscience des conséquences dramatiques de la colonisation et ne cesse plus alors de travailler au réveil de la conscience de ses semblables en développant une presse en malais, en apportant une aide juridique aux plus démunis et en mettant sur pied une organisation qui fédère les revendications montantes,  y est reprise  par Jacques Pangemanann, le policier que nous avions déjà croisé précédemment, et qui ici, devenu narrateur,  nous entraîne dans le récit de sa mission et de sa déchéance




Conclusion également, car cette mission n'est autre que la neutralisation implacable de Minke et de son oeuvre ainsi que de toutes les tentatives menées par son peuple pour se libérer un tant soit peu du joug colonial. Quant à la déchéance elle est celle d'un homme à l'origine honnête, admirateur de Minke, mais qui par étapes, compromission après compromission, choisit de préserver son statut d'indigène "accroché à une situation sociale d'Européen", "afin que tous ses acquis ne soient pas anéantis par des intrigues coloniales capables d'atteindre des recors de bassesse dans l'histoire des hommes".
Un double inverse de Minke en quelque sorte.




Mais l'attrait de ce livre ne tient pas qu'à ces deux premiers aspects, synthèse et conclusion, ni à la reprise des grands thèmes qui ont fait la richesse des tomes précédents : cruauté de la colonisation, causes d'une telle soumission, marche chaotique vers la libération, découverte d'un monde qui reste à la plupart d'entre nous étranger. Il est ici également lié à l'introduction d'éléments autobiographiques, qui font que le roman ("Buru Quartet"), écrit par Praomedya Ananta Toer dans des circonstances très semblables, devient ici l'oeuvre de Minke et le trésor caché de Pangemanann
Un certain vertige nous prend alors, car nous comprenons que tout en restant dans le premier quart du XXe siècle, au moment où les colons craignent d'être ébranlés, et nous savons qu'ils le seront tellement qu'ils perdront, nous partageons déjà  par anticipation les déconvenues futures  d'un pays,  l'Indonésie, formellement libéré, mais toujours enfermé dans les jeux délétères du pouvoir et des ambitions.





Magnifiquement construits et écrits, ces quatre tomes ont été pour moi une grande découverte. Eclairée par le dernier, je pense que le les relirai dans quelques temps, libérée des complexités, liées  à ma méconnaissance du contexte, qui parfois ont entravées cette première lecture.
Je vous conseille vivement de vous lancer dans cette belle aventure, qui éclaire autant le destin d'un peuple que celui de  beaucoup d'autres.


Tania nous a parlé du premier tome ici
Papillon des deux premiers et 





A quoi correspondent les Indes orientales Néerlandaises ?


Les Indes Néerlandaises (nom d'usage), en rouge sur cette carte, sont l'ensembles des îles que les Pays-Bas contrôlaient en Asie du Sud-Est entre 1800 et 1945/1949. Elles avaient été précédemment sous la coupe  de La Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales. Aujourd'hui il s'agit des territoires de l'Indonésie.
Pour le détail de son'histoire, dont une partie recoupe les évènements traités dans les quatre tomes du Buru Quartet cf https://fr.wikipedia.org/wiki/Indes_orientales_néerlandaises


Qui est Praomedya Ananta Toer, dit Pram, (1925-2006) ?




Né  en 1925 et décédé en 2006 à Java, Pram est un journaliste, romancier et auteur de nouvelles. Son oeuvre compte Cinquante oeuvres traduites en plus de quarante langues. Seuls huit de ses romans et recueils de nouvelles  sont traduits en français. C'est à ce jour l'écrivain indonésien contemporain le plus connu.

Homme engagé, resté fidèle malgré les surveillances et la censure constante qu'il a dû subir tout au long de sa vie, il a été emprisonné à trois reprises. D'abord, durant deux ans (1947-1949) sous le gouvernement colonial hollandais, puis un an sans jugement (1960), sous celui de Soekarno, enfin de 1965 à 1979, au bagne de Buru, sous la dictature de Soharto, d'où il sort sous la pression internationale. C'est là, qu'il racontera à ses codétenus, puis écrira les deux premiers tomes du "Buru Quartet" .
Il ressemble beaucoup à son héros Raden Mas Minke ... dont il transpose la vie à une époque légèrement antérieure.

 Sources : Editions Zulma/Wikipedia. 

mardi 5 février 2019

L'HOMME DE KIEV





Titre original : "The fixer "1966.
Auteur : BERNARD MALAMUD
Traduction : Gérard et Solange de LALENE
Editions : Rivages poche 2015 - 428 pages


Je dois bien avouer, qu'avant d'écouter une émission de France-Culture sur Bernard Malamud, à l'occasion de la publication, dans une récente traduction, de son recueil de nouvelles "Le Tonneau magique", je n'avais jamais entendu parler de cet auteur.
Apprenant ainsi, par la même occasion, qu'il était considéré avec Saul Bellow et Philip Roth comme l'un des trois plus grands auteurs juifs-américains de notre époque, j'ai pensé qu'il était amplement temps de combler cette lacune.

En choisissant " L'homme de Kiev", je ne me doutais pas que j'allais être ainsi projetée dans une histoire totalement angoissante et si bien construite et écrite, qu'elle allait me donner l'occasion de ressentir jusqu'à la crainte, le sentiment d'oppression croissant qui accompagne pratiquement chaque page de ce texte. Une expérience que je  n'avais pas encore vécue avec une telle intensité, au bout pourtant de quelques dizaines d'années de lectures.


Marc Chagall. "En route ou le Juif Errant" 1923-1925

Yakov Bok, trente ans au début du roman, est un pauvre réparateur juif qui vit dans un shtetl non loin de Kiev. Très jeune orphelin de père et de mère, élevé à l'orphelinat, marié à Raisl qui ne lui a donné aucun enfant en cinq années de mariage et qui vient de s'enfuir avec un goyim, il décide, malgré les réticences de son beau-père, le doux Schmel, de quitter les territoires réservés pour s'en aller à Kiev.
Son seul désir, avant même celui d'échapper  à son extrême pauvreté et peut-être encore plus à la honte que son statut de mari trompé et sans enfant qui fait de lui "un étranger sur terre", est clair  :
Il veut savoir  "ce qui se passe dans le monde".
Car Yakov bien que pratiquement sans instruction est intelligent et curieux. Dans son shtetl il a lu un peu tout ce qui lui tombait sous la main - une grammaire russe, un livre de biologie élémentaire, un vieil atlas - et surtout  les "Oeuvres choisies" de Spinoza, qui l'ont profondément marqué. Il ne se reconnait pas dans le dieu de ses ancêtres, si indifférent à son sort, préférant celui du philosophe.
Et de toute façon, à partir, que risque-t-il ?

Il va l'apprendre très vite.  Embauché comme gestionnaire d'une briqueterie, par un russe membre des "Cent-noirs", un groupuscule violemment antisémite, sans que celui-ci bien entendu ne se doute de ses origines, il va bientôt  se trouver accusé du meurtre, supposé rituel, d'un gamin  de douze ans, dont le corps a été retrouvé, lardé de coups de couteau, dans une grotte non loin de l'usine.
A partir de là, son destin est scellé.


Piranese. Les prisons imaginaires

 Perdre sa liberté, être traité avec une cruauté sans égale, devenir une loque chevelue aux ongles trop longs,  manquer mourir de dénuement, craindre pour sa vie et sa raison c'est le chemin sur lequel nous l'accompagnons pas après pas. Clamer malgré tout sans faillir son innocence, continuer à proclamer son statut de libre penseur, résister au chantage, trembler pour sa communauté et accepter de faire front pour elle, tel est aussi l'autre versant de son parcours.

Avec lui nous vivons cette obscurité, seulement éclairée par le lumineux personnage du procureur Bibikov. Nous assistons à un déchaînement de haine antisémite, utilisée par Nicolas II, l'église orthodoxe et leurs sbires, pour canaliser la colère d'un peuple  toujours bafoué. Nous constatons avec effroi avec quelle facilité tous et chacun y adhérent.

Ce personnage innocent, malchanceux, courageux, nouvelle image d'un Job sans dieu, restera longtemps dans ma mémoire, comme son auteur, qui a écrit ici un très grand roman. 

J'ai bien l'intention de poursuivre rapidement la lecture de son oeuvre.