jeudi 26 avril 2018

PATRIA






Titre original : "PATRIA" - 2016-
Auteur : FERNANDO ARAMBURU
Traduction : Claude BLETON
Editions : Actes Sud, 2018 -615 pages-


Le vendredi 20 avril dernier, "après plus de quarante ans de terrorisme et plus de 800 morts", juste avant de formaliser le 5 mai prochain sa dissolution, le groupe séparatiste basque ETA a demandé "pardon" aux victimes de ses violences, reconnaissant "le mal qu'elle a causé au cours de sa trajectoire armée" et sa "responsabilité directe"  dans "la souffrance démesurée du peuple basque".




C'est à peu près à ce moment que j'ai refermé avec regret "Patria", le roman de Fernando ARAMBURU, qualifié platement  sur l'inévitable bandeau rouge  qui ceint à peu près tous les livres, "le grand roman du pays basque".
"La souffrance démesurée du peuple basque" aurait mieux convenu en effet.

Pourtant rien de théâtral ici. Juste l'histoire, sur quatre décennies, de deux familles basques, issues du même village.
Au départ deux amies d'école, Bittori et Miren, qui ont failli se faire nonnes, mais on vite changé d'avis après avoir rencontré le Txato et Joxian, qu'elles ont épousés. Les deux couples ont eu des enfants : un garçon et une fille pour les premiers, Xabier et Nerea, une fille et deux garçons, pour les seconds, Arantxa, Joxe Mari et Gorka.
Les femmes sont restées à la maison, les hommes  ont travaillé, fait du vélo ensemble et ensemble joué aux cartes, dans la plus franche amitié. Le Txato a appris aux enfants à faire de la bicyclette et  leur a payé des glaces, par les jours de chaleur. Joxian, au retour de l'usine,  a ramené du potager des légumes dont Bittori a profité aussi. Les deux amies ont continué leurs sorties du samedi à San Sebastian. Même la réussite du Txato, gros travailleur qui a développé son entreprise de camionnage et fournit ainsi du travail au village n'a pas séparé ce petit monde jusqu'au moment où....

... l'impensable s'est produit. Le Txato, froidement abattu un après-midi de pluie, par un membre de l'ETA. 
Tout explose alors.

C'est en cent-vingt-cinq courts chapitres, alternant les voix de tous les membres des deux familles, que Fernando Aramburu, déploie son récit. Les uns évoquent le passé, les autres le présent avec son poids de haine  et de douleurs, que l'abandon définitif des actions armées en 2011 n'arrive pas à alléger, quand il ne développe pas un nouveau mouvement de rejet.
Cent-vingt-cinq chapitres  pour décrire les ravages produits par ces meurtres chez chacun et dans la société : oubli impossible, vie qui s'arrête pour se fixer sur un seul but, frénésie  mortifère,  honte devant sa propre lâcheté, inversions perverses des valeurs, faisant de la victime le criminel, oubli total du prix d'une vie humaine, repli facile sur une idéologie à laquelle, même ceux qui lui ont prêté leurs bras, au fond,  ne comprennent rien.

Rien de plus efficace pour démontrer l'horreur du terrorisme, "quelle horreur, quelle indignité ", tout en parlant simplement de la vie au jour le jour
Rien de plus efficace non plus pour démonter les idéologies et leurs conséquences sur ceux qui  s'y sont accrochés et payent à présent dans une cellule, les fautes de leur jeunesse, de leur bêtise ou de leur inculture.


Musée Juif de Berlin
Source : postdam.2013.blogspot.com

Tout ça :  "Pour rien" : 835 morts, des milliers de prisonniers, autant de familles brisées sur plusieurs générations, même si l'espoir est là, visible sur le beau visage ravagé d'Aranxta, celui prêt à se dissoudre de Bittori, sur les traits vieillissants et accablés de Joxe Mari, et même sur celui de l'intraitable Miren

Un livre, jamais larmoyant, plein d'énergie au contraire, à lire absolument et avec plaisir qui plus est, car bien loin justement de toutes les langues de bois. 
La vie juste la vie, ses fragilités et sa complexité.



mardi 17 avril 2018

UNE ODYSSEE Un père, un fils, une épopée






Titre original : "An Odyssey. A father, a son and an epic." 2017
Auteur : Daniel MENDELSOHN
Traduction : Clotide MEYER et Isabelle D. TAUDIERE
Editions : Flammarion - 2017- 418 pages.

C'est un beau livre.
Voila comment je pourrais résumer le plus simplement possible cet ouvrage que j'ai aimé de bout en bout. 
Un livre passionnant et émouvant, aussi enrichissant intellectuellement qu'humainement, une histoire de père et de fils, dans laquelle toute fille se retrouvera aussi, dédiée par l'auteur à sa mère, bref une histoire de famille, ce qui ne surprendra pas ceux qui ont déjà eu la chance de lire, du même auteur, "Les Disparus".

Professeur de littérature classique dans une université américaine, Daniel Mendelsohn, doit cette année là, animer un séminaire sur "L'Odyssée" pour des étudiants de première année.
Lorsque son père, Jay Mendelsohn, âgé de quatre-vingt-un ans, lui demande d'y assister, il accepte.

Pourtant les rapports père-fils n'ont jamais été simples, mais comme le dit Jay lui-même : "Ton père est ton père" et Daniel est un bon fils.
Ces deux là ont vécu côte à côte durant de longues années, sans se parler vraiment. Le fils, enfant solitaire, sensible et triste a toujours craint ce père, sévère, querelleur, détestant tout signe de faiblesse et qui plus est mathématicien, alors que lui ne comprend rien aux mathématiques.

Pourtant ce même père a su trouver les mots qu'il fallait : "Je sais ce que c'est", lorsque le fils en a eu le plus besoin. 
Il a su, comme il l'a fait pour tous ces enfants, l'encourager dans ses études
Le fils a donc pu se construire, a réussi, comme son père le souhaitait, est devenu un père à son tour, à sa façon.

Durant un semestre, tous les vendredis, ils vont donc se retrouver, au milieu des jeunes étudiants, autour de "l'Odyssée".
On imagine la scène : le fils -le professeur -un peu tendu. Le père, de côté, dans son sweat-shirt blanc à capuche. Les étudiants filles et garçons un peu étonnés, tout au moins au début.
Le professeur évoque des pistes, les étudiants s'en saisissent ou proposent d'autres voies. Le père conteste.

Mais le livre bien sûr, est bien loin de n'être que la description de cette situation un peu cocasse, pas plus qu'il n'est que le récit de ce voyage "Sur les traces d'Ulysse", que Jay et Daniel entreprendront, une fois le séminaire achevé.

 Il est bien au contraire, comme un double parcours initiatique, très équilibré,  dans la connaissance du texte d'Homère d'une part, et dans celle du père par le fils, les deux situations s'éclairant l'une l'autre et révélant la dimension universelle du poème, comme celle de cette quête, complexe, d'un parent par son enfant.

Ceux qui ont lu l'Odyssée seront passionnés par les pistes ainsi ouvertes. Ceux qui ne l'ont pas fait, seront prêts à l'aborder  de la plus meilleure façon.
Chacun ne manquera pas  de se retrouver dans ce fils et dans ce père.

Les plus âgés se souviendront aussi  avec émotion de tout ce que recouvre  les derniers mots du livre :

"C'est ton père".


Ulysse et Laërte. IIème siècle avant J.C.
Musée Barraco. Rome


"Le garçon, l'adulte, l'ancêtre ; les trois âges de "l'homme". Ce qui revient à dire que, parmi les voyages que retrace ce poème, il y a aussi le voyage d'un homme d'un bout à l'autre de la vie, de la naissance à la mort."


Dominique , ClaudiaLucia et Keisha ont également beaucoup aimé !

samedi 7 avril 2018

JOURNAL 1844-1846






Auteur : HENRY DAVID THOREAU
Traduction, présentation et notes : Thierry GILLYBOEUF
Editions : finitude, 2014 - 314 pages-


C'est un objet curieux et complexe que cet ouvrage, rien à voir avec un journal intime habituel avec ses entrées au jour le jour, tout au moins jusqu'aux toutes dernières pages.
Curieux et complexe, car il regroupe le contenu de quatre cahiers sur lesquels  Thoreau travaille durant cette période, mais aussi parce qu'il ne s'agit la plupart du temps, ni d'une rédaction spontanée, ni d'une simple copie d'un texte précédemment travaillé, mais plutôt d'un collage, comme on en faisait avant la généralisation du traitement de texte, de morceaux écrits au préalable, les uns pour préparer une conférence, les autres en vue  de rédiger un livre, le tout émaillé "de réflexions sur le vif,  inscrites pour leur part, dans le temps présent de la rédaction de cet ensemble disparate"*. 
De plus, de nombreuses pages manquent et certaines phrases imprimées commencent au milieu d'un paragraphe, dont ne peut lire le début.

De quoi décourager, lecteur ou lectrice a priori...


Thoreau peint par sa soeur Sophia vers 1839

Source : The New-York times.


Mais, il s'agit de Thoreau. D'un jeune Thoreau de moins de trente ans.
Mais il s'agit aussi du moment où, après le brusque décès de son frère très aimé, John,  deux ans auparavant, Il souhaite, dans un élan fraternel,  mettre au clair et publier le récit initiatique du voyage  entrepris avec celui-ci, à la fin de l'été 1839, sur les Concord et Merrimarck Rivers.
Le moment où il décide également - l'avenir démontrera que ce n'est pas rien- de s'installer au bord de l'étang de Walden.


Walden Pond. Concord. Massachussets.
Source : Bettmann/Getty. Images

Si je me suis lancée dans l'aventure avec quelques craintes, il m'a fallu très peu de temps pour comprendre qu'elles étaient infondées.
C'est en fait un grand plaisir de passer ainsi du coq à l'âne en une telle compagnie.

On commence par  méditer sur cette belle phrase sur l'amour :

"Il n'est rien de trop petit pour ne pas être l'objet du plus grand amour."

On poursuit un petit renard sur la glace :

" Le renard manifestait une fascination presque humaine pour l'inconnu- Quand je patinais à ses trousses, il filait à toute vitesse, mais dès que je m'arrêtais et restais immobile comme une souche, bien que sa peur ne fût pas calmée, une loi étrange mais inflexible de sa nature le poussait à s'asseoir sur son arrière-train."

On saute sur notre  embarcation et on remonte le courant en admirant le rivage :

" Le bétail était dans le fleuve jusqu'au ventre et nous faisait songer à Rembrandt."

On philosophe sur l'amitié :

"Mon ami me connaît face à face, mais beaucoup, n'osent me croiser qu'à l'abri de l'autorité d'autrui-renforcée par un invisible corps d'amis et de relations empreints de sagesse. A ceux -là je dis adieu, nous ne pouvons demeurer seuls au monde." 

On regrette, avec lui, la prolixité de trop d'écrivains :

"Hélas le papier n'est pas cher et les auteurs n'ont pas à effacer un livre avant d'en écrire un autre."

On profite du silence :

"Le silence est la communion d'une âme avec elle-même."

On définit le philosophe :

"Etre philosophe ce n'est pas avoir de subtiles pensées et fonder une école, mais, ce qui est bien plus rare, mener une vie de simplicité, d'indépendance, de magnanimité et de confiance- comme devraient la mener tous les hommes."

On constate, déjà, ce qu'est devenu l'homme :

"Les hommes sont devenus les outils de leurs outils."

On observe, dépité, les changements du monde :

"D'aucuns ont pensé que les rafales du vent n'apportent plus au voyageur la fragance naturelle et originelle de la terre, mais que nous respirons une athmosphère polluée - que la disparition de nombreuses plantes indigènes parfumées à cause du bétail qui le broute et des porcs qui fouissent, que l'extinction depuis la colonisation du pays de nombreuses espèces végétales aux doux arômes et d'herbes médicinales, qui embaumaient jadis l'athmosphère et la rendaient salubre, est à l'origine de nombreuses maladies parmi les répandues aujourd'hui."

On prépare une conférence sur Carlyle, on écrit des poèmes, on botanise,

On apprend au passage que les motifs de son installation à Walden, étaient peut-être moins romantiques que  la légende veut nous le faire croire,

Mais toujours on regarde et on admire :

"En mai,le pollen du pin a commencé à recouvrir l'étang de sa poussière."


Source : cdi-doisneau.fr

Je pourrais continuer ainsi à l'infini,  tant sont grandes son intelligence, sa culture et sa sensibilité et contemporaines beaucoup de ses pensées et de ses craintes.
J'espère vous avoir convaincue de tenter cette aventure et même peut-être de la poursuivre.
Le tome suivant est déjà paru...




* Thierry Gillyboeuf présentation de l'ouvrage, page 9.