mardi 5 février 2019

L'HOMME DE KIEV





Titre original : "The fixer "1966.
Auteur : BERNARD MALAMUD
Traduction : Gérard et Solange de LALENE
Editions : Rivages poche 2015 - 428 pages


Je dois bien avouer, qu'avant d'écouter une émission de France-Culture sur Bernard Malamud, à l'occasion de la publication, dans une récente traduction, de son recueil de nouvelles "Le Tonneau magique", je n'avais jamais entendu parler de cet auteur.
Apprenant ainsi, par la même occasion, qu'il était considéré avec Saul Bellow et Philip Roth comme l'un des trois plus grands auteurs juifs-américains de notre époque, j'ai pensé qu'il était amplement temps de combler cette lacune.

En choisissant " L'homme de Kiev", je ne me doutais pas que j'allais être ainsi projetée dans une histoire totalement angoissante et si bien construite et écrite, qu'elle allait me donner l'occasion de ressentir jusqu'à la crainte, le sentiment d'oppression croissant qui accompagne pratiquement chaque page de ce texte. Une expérience que je  n'avais pas encore vécue avec une telle intensité, au bout pourtant de quelques dizaines d'années de lectures.


Marc Chagall. "En route ou le Juif Errant" 1923-1925

Yakov Bok, trente ans au début du roman, est un pauvre réparateur juif qui vit dans un shtetl non loin de Kiev. Très jeune orphelin de père et de mère, élevé à l'orphelinat, marié à Raisl qui ne lui a donné aucun enfant en cinq années de mariage et qui vient de s'enfuir avec un goyim, il décide, malgré les réticences de son beau-père, le doux Schmel, de quitter les territoires réservés pour s'en aller à Kiev.
Son seul désir, avant même celui d'échapper  à son extrême pauvreté et peut-être encore plus à la honte que son statut de mari trompé et sans enfant qui fait de lui "un étranger sur terre", est clair  :
Il veut savoir  "ce qui se passe dans le monde".
Car Yakov bien que pratiquement sans instruction est intelligent et curieux. Dans son shtetl il a lu un peu tout ce qui lui tombait sous la main - une grammaire russe, un livre de biologie élémentaire, un vieil atlas - et surtout  les "Oeuvres choisies" de Spinoza, qui l'ont profondément marqué. Il ne se reconnait pas dans le dieu de ses ancêtres, si indifférent à son sort, préférant celui du philosophe.
Et de toute façon, à partir, que risque-t-il ?

Il va l'apprendre très vite.  Embauché comme gestionnaire d'une briqueterie, par un russe membre des "Cent-noirs", un groupuscule violemment antisémite, sans que celui-ci bien entendu ne se doute de ses origines, il va bientôt  se trouver accusé du meurtre, supposé rituel, d'un gamin  de douze ans, dont le corps a été retrouvé, lardé de coups de couteau, dans une grotte non loin de l'usine.
A partir de là, son destin est scellé.


Piranese. Les prisons imaginaires

 Perdre sa liberté, être traité avec une cruauté sans égale, devenir une loque chevelue aux ongles trop longs,  manquer mourir de dénuement, craindre pour sa vie et sa raison c'est le chemin sur lequel nous l'accompagnons pas après pas. Clamer malgré tout sans faillir son innocence, continuer à proclamer son statut de libre penseur, résister au chantage, trembler pour sa communauté et accepter de faire front pour elle, tel est aussi l'autre versant de son parcours.

Avec lui nous vivons cette obscurité, seulement éclairée par le lumineux personnage du procureur Bibikov. Nous assistons à un déchaînement de haine antisémite, utilisée par Nicolas II, l'église orthodoxe et leurs sbires, pour canaliser la colère d'un peuple  toujours bafoué. Nous constatons avec effroi avec quelle facilité tous et chacun y adhérent.

Ce personnage innocent, malchanceux, courageux, nouvelle image d'un Job sans dieu, restera longtemps dans ma mémoire, comme son auteur, qui a écrit ici un très grand roman. 

J'ai bien l'intention de poursuivre rapidement la lecture de son oeuvre.


28 commentaires:

  1. lu il y a au moins 50 ans, à relire donc!

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    1. Bravo, mais c'est vrai que la relecture, au bout de cinquante ans est souvent nécessaire. C'est tout au moins le cas pour moi.

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  2. Après Roth et Bellow, il faudra donc que je lise Malamud, même si la noirceur de ce roman est effrayante. Wikipedia indique que ce sujet lui a été inspiré par une véritable affaire judiciaire, l'affaire Beilis, jugée à Kiev.

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    1. Et oui Tania, encore u "pain sur la planche" comme on dit ici (est-ce le cas en Belgique ?).
      En effet, le sujet lui a été inspiré par cette affaire totalement effrayante. C'est un livre difficile à lire (par ce qui est écrit), mais je crois que c'est aussi une lecture nécessaire, pour découvrir Malamud mais aussi pour réfléchir sur l'engagement. Bonne journée.

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  3. Splendides illustrations ( dit l'inconditionnelle de Chagall ). J'ai entendu parler de ce livre et tu en confirmes la force, qui me fait un peu peur je l'avoue. En revanche, je te suivrai avec grand intérêt dans la découverte de cette oeuvre.

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    1. Je voulais ne mettre que des tableaux de Chagall, auquel on pense dans les premiers chapitres. Mais ensuite l'histoire est trop noir pour ce porteur de joie. Une lecture pas facile en effet, mais vraiment marquante. Courage !

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  4. Je ne connais pas du tout... Ah, France Culture !
    Bonne journée.

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    1. Oui, France-Culture. Je serai bien malheureuse si cette chaîne n'existait pas. C'est non seulement un lieu de culture, bien sûr, mais également un endroit où la mesure et la politesse sont encore reines. Je pense que Malamud te plairait, mais si tu veux éviter le "trop noir" pour commencer, il vaudrait mieux peut-être débuter par ses nouvelles ("Le tonneau magique"). Bonne journée.

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    2. Merci pour ces précisions. Je suis abonnée à la lettre de France culture, et c'est tous les matins de grandes tentations !

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    3. Je vais m'abonner de ce pas ! Merci pour cette information !

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  5. Sandrine en avait parlé, ensuite je l'avais noté, mais je sens qu'il faut être en forme pour le lire!

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    1. C'est vrai ! J'ai failli flancher d'ailleurs mais n'ai pas regretté d'avoir poursuivi. Le ciel semble s'éclaircir vers la fin...

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  6. J'ai ce livre quelque part dans ma PAL, conseillé par un libraire. Mais je l'avais oublié. Tu donnes envie d'y remettre la main dessus.

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    1. Très beau livre à lire durant une semaine de pleine forme. Pour moi c'est une très belle découverte.
      Annie

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  7. j'ai aussi écouté Répliques et j'ai noté les romans récemment republiés et comme toi ils me font très envie j'ai donc lu ton billet sans m'attarder nous aurons l'occasion d'en reparler

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    1. J'ai beaucoup aimé cette émission et j'ai hier commandé "le tonneau magique" à mon libraire... Donc a très bientôt Dominique, chez toi ou chez moi !

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  8. Un roman en effet édifiant, qui fait ressentir l'injustice que subit le héros avec une douloureuse acuité...

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  9. Tout à fait, et avec une très réelle intensité que partage le lecteur. Du grand art !

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  10. Ah, je note! J'avais lu "LE Commis" qui est comme une fable. Lu il y a longtemps je me souviens d' une épicerie qui devient un centre de drames mais de réflexions philosophiques aussi. J'en ai gardé un excellent souvenir.

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    1. Je ne l'ai pas encore lu, car j'ai très envie pour l'instant de poursuivre par ses nouvelles. L'épicerie est un lieu récurrent dans son oeuvre. Il faut dire que ses parents étaient ....épiciers à Brooklyn ! Bon week-end, chère Colo !

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  11. Voilà qui est noir, très noir mais je le retiens tout de même, je ne connais pas du tout.

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    1. Je pense que c'est l'ouvrage le plus noir de son oeuvre, mais assez exceptionnel cependant pour qu'on s'y attelle. A réserver donc plutôt à une période de grande forme ! Merci pour ton passage, Emma.

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  12. C'est un livre que j'ai trouvé vraiment extraordinaire : il nous transporte sur les pas de cet homme, on le suit, on le comprend et surtout on le plaint, alors que nous sommes (en tout cas je suis pour ma part) différents de lui en tout point.

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    1. Je suis tout à fait de ton avis : c'est un livre extraordinaire, par la capacité qu'il a à nous faire vraiment partager les souffrances de Yakov. C'est donc une épreuve aussi, mais cela en vaut la peine. Merci d'être passée par ici !

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  13. Difficile pour un écrivain juif américain d'exister à côté de Roth et Bellow !
    "L'homme de Kiev" comme vous le partageze me donne l'envie de le lire. Cette expression d'«étranger sur terre» qui veut aller voir le monde... j'aime beaucoup.

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    1. Et pourtant ! Il est le plus âgé d'entre eux et Philip Roth, lui vouait une grande admiration; pour Saul Bellow je ne peux rien en dire, n'ayant rien lu à ce propos. Bonne lecture alors en compagnie de cet "extraterrestre" si touchant.

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  14. La couverture est vraiment particulière.Je trouve que cela a à nouveau des échos aujourd'hui, alors que l'on recense, propos antisémites, violation de sépultures and so on.

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    1. Oui, elle est tout aussi angoissante que le livre et les faits qu'il relate peuvent l'être. Rien ne change en effet et c'est terrible.

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