mercredi 5 février 2014

REPARER LES VIVANTS




Auteure : Maylis de KERANGAL
Editions :  Gallimard -verticales- 2014. 281 pages



Vingt-trois heures et cinquante-neuf minutes, voila le temps qui s'écoule entre le moment où Simon Limbres, dix-neuf ans, endormi dans les bras de Juliette,  est réveillé par l'alarme de son portable et celui où Claire Méjean, nouveau coeur dans la poitrine, plaie recousue, repose au bloc opératoire "le temps que son corps récupère", tandis  que "l'on range la pièce en démence" et que l'équipe, qui l'a opérée, tout comme elle le fera dans quelques semaines, retourne à la vie ordinaire.
Durant ce laps de temps, Simon aura retrouvé ses copains,  roulé avec eux jusqu'à la plage dans la vieille camionnette grimée "en van californien", revêtu ses "sous vêtements spéciaux en polypropylène" et sa combinaison, saisi son surf, vécu "entre la terreur et le désir", "la meilleure session de l'année".
La dernière de sa vie aussi.
Car il va mourir, si bêtement, quelques minutes ? heures ? après, et tandis qu'il repose, tout va brusquement s'effondrer pour ses parents, sa famille, sa copine, ses amis et tout s'accélérer pour ceux, médecins, chirurgiens, infirmiers, chargés justement de "réparer les vivants" et donc d'obtenir, aussi humainement que possible, le consentement des parents, puis d'effectuer tous les actes nécessaires à la répartition, au prélèvement, au transport, à la réimplantation des greffons : "Soit un foie, deux poumons, deux reins. Et un coeur."

Comme le rappelle synthétiquement un journaliste du "Monde des livres", la semaine dernière :

" Dans ce roman magnifique, l'écrivaine ne sépare jamais la technique de la poésie, la quotidienneté de la métaphysique ni l'intimité blessée de l'efficacité collective - celle des équipes médicales." 

Tout cela est vrai et je reconnais que c'est avec talent que  Maylis de Kérangal a su rendre notamment la solitude des parents, celle que connaissent tous ceux qu'un évènement dramatique sépare brusquement du reste du monde, ou la curieuse impression de décalage que l'on a tous ressentie, entrant dans un bloc opératoire, entre notre angoisse de ce moment pour nous exceptionnel et la banalité de cette journée - "encore un et on va se boire un café"- pour les soignants qui nous entourent.

Débutant le livre pleine d'enthousiasme - j'avais beaucoup aimé ses ouvrages précédents -  et en pleine connaissance de cause - je savais parfaitement de quoi il s'agissait - je me suis peu à peu refermée, refusant en quelque sorte de me glisser "dans le grand surf" qui nous est proposé, jusqu'à me glacer  à la lecture de la description clinique et quasi chorégraphique de l'opération de prélèvement.

Je me suis demandée  s'il était bien nécessaire d'entrer ainsi "dans la zone du secret", celle qui en fait nous protège et encore plus ceux qui, un jour, ont été ou seront confrontés à cette situation : dire "oui" et cette volonté, ici affichée, m'a mise profondément mal à l'aise. 

Réaction toute personnelle donc, comme celle de retrait devant peut-être trop d'éloges, ce piège, si désagréable, auquel nous nous laissons parfois attraper et qui nous laisse, déçus, alors que nous étions prêts à adhérer à une valeur plus mesurée. 

20 commentaires:

  1. J'ai beaucoup de mal avec les auteurs français (Benameur, Ovaldé...) et M de Kerangal en fait partie, je n'accroche pas du tout
    Celui là je ne l'ai pas lu car comme soignante j'ai beaucoup de mal avec ce type de livre qui veut donner une clé et des leçons là où il n'y a que des émotions et des vécus individuels

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    1. Je suis exactement dans ton cas, Dominique, mais j'avais bien aimé les livres précédents. Mais celui-ci m'a "choquée". Je pense qu'il ne faut pas toujours tout vouloir savoir et il y a dans ce récit un côté "exploit" qui m'a gênée, malgré la présence de personnages très humains.

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  2. Je vais bientôt le lire... beaucoup de critiques élogieuses, tu as l'air plus réservée...

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    1. Ceci n'est que ce que j'ai ressenti et n'engage donc que moi ... Bonne lecture Nadael ! Je serai heureuse de lire ce que tu en as pensé.

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  3. Je suis assez d'accord avec le commentaire de Dominique ; en ce qui me concerne, je sais depuis le début que, malgré une presse enthousiaste, ce roman n'est pas pour moi, je déteste ce genre d'ambiance.

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    1. Je le comprends, Aifelle ! Ce sont des moments pour moi aussi "très privés". J'étais très mal à l'aise en écrivant mon article, car d'une certaine façon c'était dire que tout ne peut peut-être pas faire un roman...

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  4. IL y a deux ans j'avais emporté "Naissance d'un pont" de la même auteure en vacances. Au début, j'étais séduit par sa vitalité d'écriture, je trouvais cela brillant, puis petit à petit, j'ai eu l'impression que c'était trop. Trop de tout, et j'ai abandonné. Comme vous, j'ai regretté de la mesure. Difficile de cerner le "mal à l'aise" parfois.

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    1. J'ai beaucoup aimé "Naissance d'un pont" et eut-être encore plus "Corniche Kennedy", en bonne marseillaise que j'ai été ! Comme vous j'ai apprécié l'énergie qui se dégage du texte. Même style ici, parfois bien adapté (le surf) mais qui m'a gênée à d'autres moments. Vous avez raison c'est très difficile de pouvoir expliquer ce qui nous a mis mal à l'aise. Mais c'est bien ce que j'ai ressenti.

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  5. This one does not tempt me ... I admit to not being able to deal with this sort of thing . If I had to do it in real life, I guess I would. But I can't read about it. (You are one of the bravest readers I know, I've always thought so and now even more so!)

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    1. I understand absolutely, Sallie ! Like you If I had to do it in real life, I would. But after reading this book, it would be more difficult.

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  6. Il faut sans doute, si j'ose dire, le coeur bien accroché, pour aller jusqu'au bout de ce livre. Comme toi, j'en ai lu de bonnes critiques. Dans un entretien paru dans La Libre Belgique, l'auteure dit que "Ce roman, loin de la désespérance, est une forme de lucidité."

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    1. Oui c'est une forme de lucidité en effet. Mais pour ma part, si j'avais à donner un tel accord, ce que je ferais, cette décision serait rendue beaucoup plus cruelle à présent. "Réparer les vivants", j'approuve totalement, mais je me dis que les vivants, ceux qui restent, peuvent avoir besoin aussi, d'être préservés, non parce qu'ils sont lâches mais parce qu'ils sont simplement humains.

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  7. http://www.lalibre.be/culture/livres/le-roman-d-une-aventure-collective-52d4bf4835701baedab820ec
    Le lien, pour info.

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  8. J'adhère à la prose de cette auteure et il me tarde de lire ce nouveau roman, malgré tes réserves. Bises

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    1. Et tu as tout à fait raison, Philisine ! Mon article n'est que ce que j'ai ressenti. Bonne lecture à toi. Je lirai ton article avec beaucoup d'intérêt !

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  9. J'ai beaucoup aimé Tangente vers l'est, j'appréhendais le sujet de ce livre mais n'en lisait que du bien, merci pour cet éclaircissement, je suis désormais sûre qu'il n'est pas pour moi. Bonne semaine.

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    1. Cela m'ennuie que tu ne le lise pas, à cause de mon billet ! C'est juste ce que j'ai ressenti, moi avec mon histoire, tu en penserais peut-être tout autre chose !

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  10. Il est dans ma PAL. Je l'ai tant de fois rencontré sur les blogs !

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  11. Je n'en doute pas ! Avec le plus souvent des avis positifs, je pense. Chacun réagit à sa façon, c'est la loi du genre.

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