jeudi 16 mai 2019

CETTE CHOSE ETRANGE EN MOI






" La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karatas et l'histoire de ses amis,
et
Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par les yeux de nombreux personnages"

Titre original : "Kafamda Bir Tuhaflik" - 2014  -
Auteur : OHRAN PAMUK
Traduction : Valérie GAY-AKSOY
Editions : Gallimard Folio n°6614 -2017 - 807 pages.


Voici donc l'histoire d'une vie et celle d'une ville, intimement liées.

La vie c'est celle de Mevlut Karatas, jeune garçon de douze ans, qui, comme beaucoup de ses semblables, quitte son village d'Anatolie pour rejoindre son père et son oncle à Istanbul.
Eux-mêmes sont partis quelques temps plus tôt pour y gagner leur vie, en déambulant et vendant dans les rues de la ville, du yaourt le jour, de la boza* la nuit.
Nous allons donc le suivre, durant quarante-trois ans, tout une vie modeste, mais qui se veut heureuse, malgré quelques grandes douleurs dont parfois, sur le tard, un sentiment, vite écarté, d'infériorité et d'insuffisance.
Car Mevlut, contrairement à ses cousins, ne cherche pas la réussite, même s'il l'espère avec une  touchante naïveté. Il aime ce qu'il a et s'attache à bien faire :  ses études au  lycée que peu à peu il abandonne,  sa famille aussi attentionnée que roublarde, les petits métiers qui complètent ce à quoi il ne pourra jamais renoncer : parcourir les rues d'Istanbul, sa perche sur le dos, pour livrer au domicile de ceux qui répondent à son appel, cette vieille boisson ottomane, qui permet au bon croyant de consommer un peu d'alcool sans jamais s'enivrer.


Un gecekondu. Source : journals.openedition.org

La ville, c'est la tentaculaire Istanbul à cheval sur deux continents. Pas celles des merveilles architecturales qui témoignent de sa grandeur. Non, celle des multiples quartiers, qui peu à peu ont couvert les collines, vague après vague ; les immenses "gecekondu" au-delà des murailles, les quartiers grecs et arméniens vidés depuis longtemps de leurs premiers habitants, les vieilles ruelles au-dessus desquelles penchent encore des maisons de bois, tous ces lieux  où les chiens rodent la nuit, aussi angoissants que de mauvais rêves, et que  Mevluk, voit peu à peu disparaître, jusqu'à ne plus s'y sentir chez lui, remplacés qu'ils sont par d' immenses tours,  après avoir été traversés par des voies rapides à six voies.

C'est ainsi que se déroule sous nos yeux toute une histoire : celle des hommes, dont "l'orgueil reste un problème", surtout s'ils  l'appellent "l'honneur", celles des femmes fines et courageuses,  celle des familles, aussi solidaires qu'étouffantes et qui peu à peu s'ouvrent au monde et y réussissent plus ou moins, celle d'une société marquée par le clanisme et la corruption, celle enfin des luttes politiques et sociales, qui amènent au pouvoir,  le maître que nous connaissons aujourd'hui.


Ce que devient une gecekondu. Source : T24.com.fr

Orhan Pamuk, arrive à tisser tout cela avec une maestria teintée d'humour et une totale empathie, qui donne à ce roman, pourtant cruel, une grande tendresse. 
Le choix qu'il fait de faire alterner  dans le même chapitre la voix du narrateur, toujours précédée de l'image du "bozaci"** et celle de l'un ou l'autre personnage du roman, qui corrige ce qu'il considère être une erreur, atténue un avis, ou donne sa propre vision des choses, ajoute encore au charme du texte.

Un roman puissant et magnifique, dont je vous conseille absolument la lecture.





* Boisson fermentée que l'on boit accompagnée de pois chiches grillés et de cannelle ** Marchand de Boza

15 commentaires:

  1. Ah oui je pourrais revenir à Pamuk, j'en ai lu deux ou trois romans...
    keisha (toujours masquée pour franchir les barrières ^_^)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je jongle en ce moment entre deux "anonymes" : toi et un mystérieux anglo-saxon, qui m'inonde de message fort aimables mais qui à la longue me semblent plutôt suspects ! Heureusement pas de confusions possibles !

      Supprimer
  2. Et j'entends ton conseil, d'autant que je vois avec ton billet que ce roman est paru en format poche. Je me suis laissée impressionnée par son ampleur lors de sa partition grand format. Et pourtant, je retournerai bien à Istanboul.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Moi aussi, mais j'ai tellement aimé cette ville que j'ai trop peur de la retrouvée défigurée par cet "urbanisme" galopant ! C'est bien donc d'y retourner en suivant les chemins de ce grand auteur.

      Supprimer
  3. Ah voilà pourquoi vous écriviez sur "En lisant en voyageant" que vous sortiez de l'empire ottoman... (Je pensais que c'était "Les livres de Jakob").
    L'idée des voix qui se corrigent est belle, je n'ai jamais lu le Nobel turc jusqu'ici. Je pense qu'il ne vit plus en Turquie maintenant, il est menacé de mort. Ce livre me paraît un bon conseil.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, en effet c'est pour cela ! Je vous conseille vivement de lire Ohran Pamuk. J'ai aimé tous les livres que j'ai lus de lui, celui-ci notamment, mais aussi "Mon nom est rouge" qui parle si bien des miniatures ottomanes.

      Supprimer
  4. J'ai beaucoup lu Pamuk mais je n'ai pas lu ce roman là donc évidement je vais suivre ton avis et le mettre à mon programme, j'ai un programme effrayant ceci dit !!!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis ravie si ce petit article te donne envie de retrouver Ohran Pamuk. Quant au caractère effrayant de ton programme....cela va être une bénédiction pour nous !

      Supprimer
  5. Un auteur que je me promets de lire depuis longtemps. Y arriverais-je ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je me permets d'insister, Aifelle : lis Ohran Pamuk. J'ai beaucoup aimé également "Mon nom est rouge", qui se passe à une tout autre époque. Mais en fait, j'ai tout aimé !

      Supprimer
  6. Quel beau billet Annie! Je n'ai pas lu celui-ci, mais j'aime énormément ses romans et l'homme aussi qui me semble, dans ses interviews, une personne non seulement intéressante mais si vraie. Cela transparaît dans ses écrits je trouve.
    Bon dimanche.

    RépondreSupprimer
  7. Merci, Colo, c'est très gentil à toi ! Je partage totalement ton avis sur l'homme et sur ses romans et je comprends la passion qu'il porte à sa ville, une des plus belles (est-ce toujours le cas ?) et des plus vivantes qu'il m'ait été donné de voir. J'espère qu'il pourra bientôt y circuler tranquille rapidement. Mais je crains bien de rêver.

    RépondreSupprimer
  8. Chère Annie, ce roman attend son tour, juste à côté de mon bureau. Ta conclusion est très encourageante. Je suis l'oeuvre d'Orhan Pamuk depuis longtemps, la grande voix d'Istanbul. Qu'il doit souffrir du régime actuel, qui ne cesse d'arrêter et d'emprisonner même les défenseurs de la paix.

    RépondreSupprimer
  9. Je n'ai jamais lu cet auteur, il faudrait que je le découvre.

    RépondreSupprimer

La sérénité, c'est important ! J'ai donc choisi la modération des commentaires pour vous éviter de perdre la votre, devant des photos floutées qu'il vous faut cocher pour prouver que vous n'êtes pas un robot. Dîtes-moi si cela marche !