mercredi 8 août 2018

UNE PAGE D'HISTOIRE


Chaque année, ma mère, une amie commune et moi, passons une journée "entre femmes".
Une journée pour visiter un beau village bourguignon, naviguer sur le canal du Nivernais, déjeuner dans un restaurant au bord de l'eau en prenant tout le temps qui nous est nécessaire.




Cette année notre objectif était un peu plus éloigné et ambitieux : retourner à Saint-Satur, dans le Cher, où maman, alors âgée de douze ans avait vécu durant presque un an, dans  une sorte d'exode à l'envers.




En juillet 1939, ma grand-mère, qui élevait seule sa fille, décida de confier celle-ci à une amie de la famille - Tante Jeanne - pour la durée des vacances. Elle partiraient à Manzat dans le Cantal, avec deux cousines et reviendraient à Paris fin septembre.

 La déclaration de guerre, le trois septembre, changea le cours des évènements.
Si les parents des deux petites cousines vinrent chercher leurs filles, ma grand-mère, craignant les bombardements sur Paris qu'elle supposait imminents, préféra que la sienne, "la prunelle de ses yeux ", reste  loin de la capitale.

En octobre, il fut donc décidé, que Tante Jeanne et ma mère, se rapprocheraient un peu de Paris pour permettre à ma grand-mère de venir les voir, en train, tous les mois ( ce qu'elle fit toute l'année durant).
 Est-ce pour cela qu'elles s'arrêtèrent à Saint-Satur où elles n'avaient aucune attache, mais où il y avait une gare ?  
Est-ce, la nuit tombée qui les firent demander une chambre à l'hôtel du Laurier
Plus personne ne s'en souvient. Mais c'est là qu'elles s'installèrent, peut-être convaincues par l'accueil chaleureux des hôteliers.


Hôtel du Laurier. Saint-Satur. Cher.

Très vite la vie s'organisa. Un logement fut trouvé : deux pièces, dans une petite maison de la rue principale (les volets fermés).




Maman fut inscrite à l'école :




il ne s'agissait pas de plaisanter car c'était l'année du certificat d'études ! Mais là, curieusement l'accueil fut bien moins aimable qu'à l'hôtel.
La directrice, que ma mère appelle encore "la chamelle", s'empressa de créer une "classe des réfugiés", qui regroupait tous les enfants en exil, du plus petit au plus grand, qu'elle confia, bien entendu, à une jeune institutrice parisienne elle aussi réfugiée.
Mais il y a toujours une morale aux histoires  : à la fin de l'année  toutes les "réfugiées", comme les appelaient sur un ton de grand mépris la directrice,  furent reçues au certificat d'études, alors que bon nombre de ses "lumières" échouèrent...

Les courses se faisaient à proximité immédiate : à la boulangerie,



et à la charcuterie :




maman se souvient encore avec horreur des mardis matins, jours où l'on tuait le cochon, et des cris de la  pauvres bête rituellement sacrifiée.

La lessive se faisait au lavoir établi sur un petit ruisseau à l'extrémité de cette rue :




Des relations se créèrent avec d'autres réfugiés comme cette famille corse, les Giorgi, établie non loin de là, dont le plus jeune enfant était très malade.




Les mois passant les choses avaient bien changé
Dès le mois de mars un couple de cousins et leur bébé étaient venus retrouver  Tante Jeanne et ma mère, tout ce monde s'installant vaille que vaille dans les deux pièces de l'appartement.
Courant mai, des familles belges bientôt suivies par des familles françaises du nord et de l'est défilaient dans une inextricable pagaille devant la maison :

"On voyait passer des fermes entières avec des vaches, des chevaux, des gens sur des charrettes au milieu des meubles, d'autre poussant des brouettes"...

En juin, la tante Bertine, ma grand-mère et d'autres membres de la famille arrivèrent, les matelas fixés sur le  toit de la voiture... Tout le monde se serra encore plus dans le deux pièces.

Mais très vite les choses se gâtèrent. On se décida à franchir la Loire pour aller vers le sud. 
Les hommes repartis il ne restaient que des femmes : aucune ne savait conduire. Tante Bertine que rien n'effrayait, sortit dans la rue à la recherche d'un chauffeur. Elle  revint avec un boulanger qui se mit au volant.  Dans le véhicule : six personnes, dont maman bientôt treize ans sur les genoux de sa mère, un chien, des valises et toujours les matelas sur le toit...

On partit sans but précis. On roula durant des jours, tentant d'échapper à la mitraille des avions italiens.  Petit à petit l'idée de retourner à Manzat se fit jour.


Dans le groupe de droite, ma grand-mère qui tient le chien Bijou, est la deuxième en partant de la droite. A côté d'elle, ma mère. A l'extrémité gauche, la tante Bertine : une forte femme !

L'accueil y fut parfait. Le maire se démena. Une maison désaffectée, la maison Mioche, fut mise à la disposition des réfugiés dont le nombre augmentait chaque jour. 
La vie s'organisa à nouveau dans l'amitié et la solidarité




Mais pour peu de temps.
L'armistice signée toute la famille se décida à remonter à Paris... Une nouvelle aventure.

C'est donc cette histoire que nous avons revécue durant cette journée, maman retrouvant pas après pas tous les lieux de ses douze ans.
Le viaduc, qui domine la ville,  à l'époque voie de chemin de fer est devenue routier.
La grand rue  ne voit plus passer les réfugiés, mais un flot continu de voitures, camions, tracteurs, qui la rende pratiquement invivable.   
Quelques commerces subsistent encore dont une mercerie-marchande de laine comme on les aime, en fouillis, des pelotes encore et encore.
En contrôlant mes factures de carte bancaire quelques jours après, j'ai souri en constatant que la propriétaire portait un bien beau nom flamand.
Peut-être la descendante d'une famille belge descendue dans la tourmente et qui elle, n'est jamais remontée ? 


22 commentaires:

  1. Quelle histoire magnifique, décidément les réfugiés sont de tous les temps souvent mis à l'écart et parfois accueillis tissant ainsi des liens très fort
    Belle idée que cette journée

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    1. Oui, c'était une excellente journée qui nous a beaucoup fait penser aux évènements d'aujourd'hui.

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  2. Quelle belle histoire ! Merci beaucoup pour ce partage plein de tendresse et d'humanité.

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    1. Merci à vous, je suis heureuse de savoir qu'elle trouve un écho.

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  3. Quelle belle histoire! Jamais entendu parler de cette petite ville, j'ai vérifié ou c'est

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    1. C'est juste sous le village de Sancerre et au début de ce magnifique vignoble...ce qui ne gâte rien. La Loire, bien large, le borde également sur un côté.

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  4. Oh merci de nous avoir raconté, et illustré, cette épopée, ces souvenirs pas toujours gais pour ceux qui les ont vécu, mais beaux dans la solidarité et la chaleur humaine qu'on a crées, rencontrées.
    Ta maman devait être fort émue...

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    1. Oui, elle l'était. Mais en fait elle ne garde pas un mauvais souvenir de cette période. Peut-être qu'à douze ans on ne mesure pas encore toutes les implications de ce que l'on vit . Qui sait ?

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  5. C'est beau de pouvoir retourner sur les lieux avec ta mère, chargée de ses souvenirs. Ma mère est allée moins loin en exode, elle a été stoppée à vingt kilomètres de chez elle, les Allemands les avaient déjà rattrapés.

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    1. Oui, on imagine certainement fort mal ce que nos parents ont vécu. J'aime beaucoup quand ma mère me raconte ses souvenirs, la plupart du temps heureux, alors que les situations ne l'étaient guère.

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  6. Une magnifique histoire, et certainement une merveilleuse journée remplie d'émotion.

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    1. Merci Emma ! Oui ce fut une journée bien agréable et que nous n'oublierons pas !

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  7. Oh Annie how I loved this family history. A wonderful true story (you and your mother could collaborate on a book about her life). It makes me sad to think that here in the USA under our present “leadership” we are treating refugees as badly or even worse than your mother was .....we should have progressed by this time to a better place, but instead we are going backwards. It breaks my heart.

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    1. Happy to know you loved it, Sallie. In Europe refugees are not always treated too and it's a shame on us. I understand your feeling.

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  8. Quelle bonne idée de faire ensemble une telle excursion dans le passé-présent ! C'est très émouvant. Et si précieux ces souvenirs, dont le grand âge risque de priver ta mère un jour, mais recueillis et gravés ici. Bon dimanche, Annie.

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    1. Merci Tania ! C'était en effet une journée émouvante. Maman se souvenait parfaitement de tout ...et nous fêterons ses 91 ans à la fin du mois de septembre !

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  9. Merci pour ce beau billet, touchant, humain. C'est important cette transmission, cette histoire qui n'est pas si lointaine, et d'entretenir aussi cette mémoire des lieux. J'ai la chance d'avoir vécu cette transmission, même forcément fragmentaire, mes grands parents sont ardéchois, le maquis huguenot et puis la ville du Chambon sur Lignon où ils se rendaient encore chaque année pour la commémoration.

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  10. Je suis passée au Chambon sur Lignon l"an passé, attirée que j'étais par le courage de cette commune.
    J'aime ces lieux d'histoire, qui parfois aujourd'hui semblent banals, mais qui sont tissés d'évènements que l'on retrouve en les parcourant, souvent à des détails. C'est passionnant. A nous à présent de les faire passer aux suivants.

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  11. J'ai beaucoup aimé ce partage de ton histoire, émouvant et profond.

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  12. Mais c'est le canevas d'un roman que tu écris ici ! C'est très vivant et je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt.

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    1. Je suis heureuse de savoir que cela t'a intéressée ! Maman a encore beaucoup d'autres souvenirs de la guerre que j'aime beaucoup écouter, certains drôles d'autres tragiques, comme la dispatition des enfants juifs dans le Marais, à Paris, dont elle n'a pas du tout compris la signification à l'époque.

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  13. Le monde est petit...
    Je travaille sur les Poilus de notre Monument aux Morts.
    Dont plusieurs sont nés "ailleurs"; car employés dans un des trois châteaux de la commune.
    Un est né à Saint-Satur !

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